90. L’Homme qui aimait les îles, de David Herbert Lawrence, traduit de l’anglais par Catherine Delavallade, L’arbre Vengeur, 2021, 80 pages, 6,50 € – chronique 2
Ce court récit de David Herbert Lawrence, écrit en 1926, quatre ans avant qu’il ne disparaisse, recèle de manière condensée toute la part de mystère dissimulée dans l’œuvre de l’immense écrivain. Dans l’homme qui aimait les îles, l’auteur ouvre les portes sombres de son univers mental et de son insatisfaction existentielle. D’ailleurs, si ce conte est bref mais d’une densité rare, c’est parce que DH Lawrence va droit à l’essentiel. C’est l’une de ses nouvelles qu’il préférait, et ce n’est pas un hasard ! Chaque phrase témoigne d’un éphémère soulagement, ou d’un espoir, avant de le détruire instantanément sous le vague à l’âme puissant du héros solitaire, monsieur Cathcart.
Une histoire simple entre flots et roches, entre paysages à couper le souffle et solitude profonde, entre espace ouvert et territoires encerclés par la mer.
Monsieur Cathcart prend possession d’une première île, proche de la côte, prospère et vaste qui va le ruiner et le décevoir tant il dépense et se prend pour le Seigneur des lieux. Ce bonheur qu’il croit avoir trouver est comme factice à ses yeux, il n’arrive pas à dissimuler la pénétrante solitude et les tourments de son âme. Sur une île, « les âmes de tous les morts reprennent vie et palpitent activement autour de vous. Vous êtes dans l’autre infini ».
« Ce petit monde en soi » l’étouffe car le protagoniste ne peut atténuer l’anxiété qui le ronge en ayant reproduit sur son île les jeux sociaux et l’accumulation vaine de confort alors qu’il recherchait secrètement un isolement contemplatif.
Il vendra son île à une compagnie hôtelière pour se réfugier sur une autre île, plus petite et proche, – « même les îles aiment se tenir compagnie » -, qui lui appartient aussi. Cette « bosse rocheuse dans la mer » est enveloppée de grisaille et domine la mer « comme le dernier point dans l’espace ».
Monsieur Cathcart croit enfin tenir son refuge et passe ses journées à écrire jusqu’ à « se transformer en rêve. Est-ce cela le bonheur ? ». Il arpente sa nouvelle île à la recherche d’une fusion avec « la douce brume dont rien ne dépasserait ». Cependant, sa liaison avec sa servante, Flora l’obligera une fois de plus à devoir affronter les contingences du réel et ses tourments incessants. Il désire à nouveau fuir pour devenir l’ermite qu’il a toujours cru être au fond de son cœur devenu aussi pâle que la brume. Il lègue tous ses biens à Flora, l’abandonne avec leur enfant pour rejoindre seul une île minuscule, « qui émergeait à peine de l’immense océan ». Aucune habitation, pas un seul arbre, seulement les cris incessants des oiseaux et la mer glaciale alentour.
Il subsiste difficilement sur cette langue à fleur d’eau, redoutant chaque rare visite. Peu à peu, il part à la dérive et ne fait que scruter « la mer, rien que la mer, calme et pâle ». Ivre de solitude, malade, entourée de « poudreuse neigeuse que le vent soulève comme un cortège funèbre », il sombre peu à peu dans le blanc immuable d’une neige allée avec l’écume.
Ce récit magnifique, poignant, éloigné de la sensualité émouvante dont DH Lawrence témoigne dans ses œuvres les plus connues comme L’amant de Lady Chatterlay, Amant et fils, ou L’arc-en-ciel, révèle la tension extrême dans laquelle a vécu intérieurement l’auteur.
L’écriture, l’amour, la vie sociale, comme la célébrité, ne sont que des leurres face à l’immensité de la solitude qui nous étreint jusqu’à la mort d’une blancheur aussi éblouissante qu’une lumière d’étoile qui s’approche à la vitesse d’une fuite impossible. La mort n’existe pas semble nous chuchoter à l’oreille DH Lawrence, c’est nous qui la créons si nous fuyons, ou qui l’amenons à s’évaporer si nous l’acceptons.
Précipitez-vous chez votre libraire pour vous procurer ce récit déchirant qui résonne comme un appel au secours à chaque lecteur pour qu’il n’oublie pas de vivre.