L’Homme qui aimait les îles, de David Herbert Lawrence, traduit de l’anglais par Catherine Delavallade, L’arbre Vengeur, 2021, 80 pages, 6,50 €

89. L’Homme qui aimait les îles, de David Herbert Lawrence, traduit de l’anglais par Catherine Delavallade, L’arbre Vengeur, 2021, 80 pages, 6,50 € – chronique 1

Un livre vaut aussi par les souvenirs qu’il suscite. Parfois un simple mot suffit pour que s’envole l’imagination. Le mot île est de ceux-ci. L’homme qui aimait les Îles est de ceux-là. 

Ainsi revient d’abord à la mémoire la lecture éblouie des Îles de Jean Grenier. Comme le récit de Lawrence, cette méditation métaphysique retrace les étapes d’une vie, d’escale en escale sur des îles merveilleuses, réelles ou inventées, comme les îles Borromées dont René Boylesve nous fit respirer tous les parfums**, ou les îles Fortunées, que la mythologie grecque situait aux confins du monde. 

Jean Grenier y pratique l’éloge du voyage, « on peut donc voyager non pour se fuir, chose impossible, mais pour se trouver. ***» Il a plus loin cette formulation un peu énigmatique, qui nous semble pourtant éclairer le propos de Lawrence : « Une île ou un homme seul. Des îles ou des hommes seuls ****». C’est un très beau livre que celui du maître d’Albert Camus. Ce dernier revient dans la préface qu’il lui accorda plus tard sur l’impression que lui procura cette lecture des Îles, à la fois révélation et invite à l’écriture. « À l’époque où je découvris Les Îles, je voulais écrire, je crois. Mais je n’ai vraiment décidé de le faire qu’après cette lecture. » Cette préface s’achève sur ces mots, dont le pouvoir incitatif et la clarté solaire n’ont jamais été égalés dans un avant-propos : « J’envie […] le jeune homme inconnu qui, aujourd’hui, aborde ces îles pour la première fois… »

En 1945 paraît Exil*****, de Saint-John Perse, titre dans lequel il faut entendre l’ex-île, la Guadeloupe, qu’il quitta à douze ans, et qui fait figure de paradis perdu, inséparable de l’enfance enfuie. C’est dans les premières pages d’Amers****** qu’il écrit : « J’ai rêvé, l’autre soir, d’îles plus vertes que les songes. »  Il n’aura de cesse de vouloir retrouver ou recréer cet éden, que la presqu’île de Giens tardivement lui offrira. C’est l’objet d’une exposition de photos de Sandrine Expilly, à la galerie Gallimard. Elle s’intitule Insulaire, sur les traces de Saint-John Perse.*******

L’insulaire, c’est ainsi que Lawrence nomme son héros. C’est aussi le titre d’un livre autobiographique du grand poète Robert Creeley. Dans un paragraphe situé en exergue du livre, il écrit : « les gens rêvent d’une île où le monde se trouverait enfin circonscrit à l’intérieur de limites visibles. Ils rêvent d’aimer, libérés d’une géographie de routes sans fin et de lieux éparpillés. Pour tangible qu’elle ait pu me paraître autrefois, cette île dont je parle, en fin de compte, est irréelle.»********

Lawrence connut une vie précaire et instable qui le poussa, comme le héros de ce livre, d’île en île. Écrit en 1927, peu de temps avant sa mort, ce récit est celui d’un homme qui recherche une île à sa mesure. « Elle doit être vraiment très petite pour que l’on s’y sente tout à fait sur une île ». Pour qui aime à séjourner sur ces bouts de terre émergés, battus par les vents et les flots, ou écrasés de lumière, l’île est souvent appréhendée comme un territoire maîtrisable, pareil à un cocon. Tout semble y revêtir plus d’importance. Cet espace resserré, détaché, constamment épiphanique, est à l’image d’un instant isolé dans l’écoulement du temps. « Alors l’instant présent se met à se gonfler et à se dilater en grands cercles, la terre ferme disparaît, et votre âme sombre, nue et insaisissable, se retrouve dans le monde dépourvu de temps », écrit Lawrence.

Ce sont des lieux plus préservés que le continent, des lieux où les traces du passé affleurent davantage : « Il avait l’étrange impression, lorsqu’il était allongé dans le noir, que le bosquet de prunelliers qui paraissait déjà un peu inquiétant au royaume de l’espace et du jour, s’emplissait la nuit de cris d’hommes anciens d’une race invisible, rassemblés autour de la pierre de l’autel. » Il advient que cet espace fini acquiert aussi les dimensions de l’univers : « Vous avez l’impression que votre île était un univers infini et vieux comme les ténèbres ». En somme, cette plus grande solitude dans laquelle s’y retrouve l’homme devient aussi plus universelle, plus ontologique et de ce fait plus partageable.

Un jeune aristocrate fortuné entre en possession comme par caprice d’une île à peu d’encablures du continent. « Il voulait une île à lui ; pas nécessairement pour y être seul, mais pour en faire un monde à lui. » Pour dissiper son malaise diffus, il y dilapide assez vite des sommes considérables, comblant des marais, accroissant les dimensions et le confort de sa maison, acclimatant les meilleures génisses et la plus remarquable race de moutons, ne négligeant rien en somme pour la rendre encore plus accueillante et riche qu’elle ne l’était. Dans la baie sommeille un magnifique voilier. La bibliothèque héberge des livres de prix. Ses habits sont taillés dans les meilleurs tissus. Ses nombreux sujets, sur lesquels il règne comme un bon monarque avec sa charge d’âmes, s’en trouvent satisfaits, sans toutefois l’orienter dans ses choix, de fait empreints d’un léger mépris à son égard. Le maître, s’il se consacre à mille activités, reste aveugle à la réalité de l’île, aux premières difficultés qui apparaissent, aux effets d’une malchance chronique qui s’enchaînent. « De l’air même descendait une malveillance pesante et glaciale. L’île elle-même semblait diabolique. » Quand il est trop tard pour redresser l’état de ses finances, et pratiquer enfin une gestion rigoureuse, ses gens se mettent à détester leur maître, qui se voit contraint de quitter l’île.

Autant celle-ci était verdoyante et grande, autant la nouvelle est petite et aride : « une bosse rocheuse dans la mer. » Point de place ici pour les légendes, les fantômes, les projets d’assainissement, la gestion des troupeaux, les essences magnifiques. Un moment, il croit, dans ce resserrement de l’espace et la rareté des choses, connaître le bonheur. Du moins se pose-t-il la question. Toute son attention peut se concentrer sur une des rares fleurs poussée dans quelque trou de rocaille : « deux petits buissons de prunelliers étaient en fleurs, ainsi que quelques anémones des bois. »

Mais cédant sans entrain aux avances d’une jeune femme de son entourage, un sentiment de souillure et d’échec rejaillissant sur tout, il ne peut supporter davantage de demeurer dans l’île.

Une autre terre encore plus déshéritée l’accueille : « Elle était basse et émergeait à peine de l’immense océan. Il n’y avait pas une seule habitation, pas un seul arbre. Seulement la tourbe du nord, une mare d’eau de pluie, quelques ajoncs. »

« Il était heureux. » « Son île nue et peu élevée sur la mer bleu pâle était tout ce qu’il voulait. » « Il voulait simplement entendre le murmure de la mer et les cris stridents des mouettes, cris qui lui parvenaient d’un autre monde. Et par-dessus tout, le grand silence. »

Voici que l’homme ne supporte bientôt plus la moindre trace de la civilisation. Les mots même le rebutent au point que parler lui devient une souffrance et qu’il arrache « la plaque en cuivre de son poêle » pour n’en plus voir l’inscription. Il ne supporte plus son état que réduit à une ombre solitaire et silencieuse. Lawrence semble dire que l’humain est une créature incapable de vivre parmi ses semblables, et qu’il ne peut survivre que dans son propre effacement. En ces temps de décroissance, où l’homme a pris conscience d’avoir jusqu’à un point peut-être irrémédiable appauvri les ressources de la planète et saccagé la nature, ce petit livre résonne comme une métaphore de la catastrophe annoncée.

Un matin, la mer devint noire alors qu’il venait de neiger sur l’île. L’univers a perdu ses couleurs, qu’« un froid mortel » enveloppe. L’île peu à peu disparaît sous la neige, comme sous l’effet d’une gigantesque gomme. « Il comprit ce que cela annonçait : la neige allait ensevelir la mer ». Le monde, dégagé de la présence des hommes, emmaillotté dans le silence et la couverture de neige, pouvait disparaître. 

*Les îles, Gallimard, 1933
**Le Parfum des îles Borromées, Paul Ollendorff Éditeur, 1898
*** et ****Op. cit, pages 81 et 113
***** et ******Gallimard, 1945 et 1957
*******visible jusqu’au 15 juillet 2023.
********Gallimard, 1972