88. Les corps étrangers, de Marie-Hèlène Lafon, éditions la guépine, 2022, 32 pages, 10€
Deux très courtes nouvelles, sans relations apparentes, ou bien, pourrait-on dire, deux corps étrangers qui s’imbriquent mystérieusement.
La première nouvelle, Le viaduc, raconte la place centrale, telle une statue énigmatique, qu’occupe le monument à Saint-Saturnin, dans le Cantal. « Le viaduc enjambe, puissamment, à force d’arches longues, la rivière frémissante. Onze. Il hachure le ciel » comme le ferait un géant immobile. Ce corps étranger a vu des corps se jeter de sa hauteur, des baigneurs jouer dans l’eau, des touristes passer et des trains tout proches filer dans « le sifflement de la locomotive ».
La deuxième nouvelle, A la folie, évoque un homme qui n’a pas su, ou pas pu grandir. Il ne sait que compter : « il comptait tout, à tort et à travers, et les hirondelles aussi, sur les fils… ». Sa profonde solitude, son isolement, l’arrache petit à petit au monde pour devenir une âme en peine qui voit défiler sa vie comme le ferait un Gulliver incompris, figé par une émotion intransmissible, incommunicable.
Quand il rencontre Nadine, son amour est infini mais sa relation connaît des remous qu’il ne peut pas gérer. « Il surgit un mardi matin, chevauchant son tracteur, qu’il jeta, ayant pris tout l’élan nécessaire, contre la Panda » de Nadine.
Ces deux récits minimalistes, à l’écriture qui s’infuse dans une matière terreuse, semblable aux pierres effritées mélangées à de la tourbe, nous font entendre que ce qui se donne à voir dissimule des passages impossibles à franchir. Un viaduc, comme une émotion incontrôlable, laissepasser le flot d’un temps hors de sa chronologie habituelle. Un temps qui fixe l’étranger qui nous habite et qui n’a plus, ou n’a jamais eu, de corps qui l’incarnerait ou bien le retiendrait.
Les mots de l’auteure sont pareils à des outils acérés qui creusent les terrains de notre mémoire effacée, mais dont l’ombre demeure. C’est très touchant !