Le château de Pictordu, de Georges Sand, Folio, 2013, 128 pages, 2€

87. Le château de Pictordu, de Georges Sand, Folio, 2013, 128 pages, 2€

Écrire des contes pour enfants n’est qu’un des nombreux talents que nous connaissons de George Sand. Qu’elle ait écrit Mauprat, un des plus beaux romans de cape et d’épée qui soit, d’inoubliables récits champêtres, comme La Mare au Diable ou François le Champi, fut très habile autobiographe, qu’elle ait mené de nombreux combats politiques et féministes, et très généralement une vie libre, qu’elle ait fait de son asile bucolique un petit royaume idéal et paisible, c’était déjà assez pour militer grandement en sa faveur, et expliquer que la postérité ne l’ait à aucun moment négligé. 

Jamais la « bonne dame de Nohant » n’a semble-t-il mieux mérité son nom. Elle a près de soixante-dix ans (mourra à soixante-douze) quand elle entreprend l’écriture de cet édifiant et charmant récit. Il est destiné à sa petite fille alors âgée d’à peine sept ans. Ce qui les lie encore plus indissolublement l’une à l’autre, c’est qu’elles répondent toute deux au prénom d’Aurore et au nom de Sand. La romancière, née Amantine Aurore Lucile Dupin de Francueil ayant obtenu par privilège spécial de transmettre son pseudonyme à ses descendants. Dans ce conte, chaque mot semble animé par la chaleur de ses sentiments à l’égard de cette enfant. Rien qui ne nuise au permanent souci d’accès au texte. Tout est teinté d’un doux eudémonisme. 

L’argument du récit tiendrait à peu de choses si ses ramifications n’étaient pas aussi multiples. Un jour que Diane et son père traversent l’âpre et sauvage « province du Gévaudan », un accident de coche les oblige à passer la nuit dans un château. Il a la réputation d’être hanté par une créature sans visage, la « dame au voile.» La petite fille entend le doux son de sa voix et d’emblée se sent accueillie par elle avec toutes les marques de la bienveillance et du respect. Elle n’apparaît pourtant à son père comme au commun des mortels que sous les traits d’une « statue grande comme nature, qui représentait une figure allégorique, l’hospitalité peut-être ». 

Diane à partir de ce jour n’aura de cesse de rendre son visage et son intégrité à sa si avenante hôtesse, pour lui redonner vie peut-être et pour d’autres motifs plus mystérieux. Elle se livrera à cette fin au dessin, qu’elle pratiquera d’abord de façon dilettante, crayonnant, tâtonnant, toujours insatisfaite, puis de plus en plus assidûment, jusqu’à rivaliser bientôt avec son père. Celui-ci, un portraitiste célèbre et à la mode, est adroit mais au fond sans génie. Tout au plus sait-il embellir chacun de ses commanditaires et modèles, les rajeunir ou effacer leurs défauts, à leur grande satisfaction. Mais ses dons sont sur le déclin et bientôt boudés. 

Ainsi les apparitions de cette femme acéphale, qui continuera à visiter Diane dans son sommeil, se confondent-elles avec le souvenir presque effacé de sa mère disparue alors qu’elle était tout enfant. Ses tentatives de lui redonner apparence humaine s’effectuent dans une inconsciente recherche de la figure maternelle. Or un jour, à la stupéfaction du bon docteur ami de la famille, de la gouvernante et de son père, voilà qu’elle livre miraculeusement, enfin certaine d’avoir peint la châtelaine, la plus juste épure du visage de sa mère.

Le château joue évidemment un rôle central, que soulignerait s’il en était besoin le titre. Il offre une « riche façade qui, avec sa parure de plantes grimpantes accrochées aux balcons et aux découpures de la pierre sculptée, paraît magnifique et solide encore. » Il n’a rien d’effrayant et surtout pas de quoi effaroucher une enfant, qu’elle soit l’héroïne du récit ou sa petite fille, qui se mêlent sans doute dans l’esprit de la conteuse. Il est à l’image des édifices changeants des rêves, tour à tour faits de vent et de pierres. Car on ne sait bien sûr dans cette histoire quelle est la part du songe et celle de la réalité déformée par la fièvre dont est souvent affligée la petite voyageuse. Et où commencent ces mondes dont on dit qu’un rien les sépare du nôtre, et qui s’ils l’éclairent parfois, se confondent le plus souvent avec les confins de l’obscurité. La citadelle est bien à la fois une frontière, un praticable théâtral et le mouvant décor de chimères intemporelles. 

C’est peu dire que les visages tiennent aussi une place essentielle dans ce conte. Peu de temps après son séjour dans la mystérieuse demeure, Diane découvre, enclose dans une bille de sable qu’elle avait emportée parmi des tesselles de céramique, un minuscule visage de pierre, « la tête d’une statuette d’enfant ». Il semble que ses traits usés changent et se précisent selon la façon dont on les oriente dans la lumière. Ils sont en quelque sorte la réplique des figures effacées de la châtelaine et de sa mère. Le bon docteur, féru d’art antique, n’hésite pas à comparer ses formes parfaites et admirables de simplicité aux idoles cycladiques de marbre blanc. Ce n’est là bien sûr qu’un nouveau symbole de la beauté et de la vérité qui se cachent derrière les apparences, de ces multiples jeux à facettes qui se déploient puis se replient comme des éventails de lumière, de ces images qui tremblent d’abord puis apparaissent sous la plume, le crayon ou dans les brumes du souvenir.

On aura compris que ce petit livre simple et précieux contient bon nombre d’enseignements. Par exemple que l’influence et la puissance de lieux qui nous sont si mystérieusement accordés continuent à dispenser leurs bienfaits bien longtemps après qu’ils ont été défigurés ou détruits ; que les richesses ou réussites matérielles s’accommodent très bien de la bonté et de la générosité ; qu’une mauvaise passe aussi difficultueuse qu’elle paraisse n’est jamais définitive pour peu qu’on persévère dans ses efforts. Ce sont choses parmi d’autres bien dignes de constituer le petit bréviaire qu’on aimerait avoir laissé à ceux qui nous suivent.