Pierre écrite, d’Yves Bonnefoy, Le Mercure de France, 1953, repris dans Poèmes, collection Poésie Gallimard, 350 pages, 1982, 11,10€

85. Pierre écrite, d’Yves Bonnefoy, Le Mercure de France, 1953, repris dans Poèmes, collection Poésie Gallimard, 350 pages, 1982, 11,10€

Quand en 1953 parut Du Mouvement et de l’immobilité de Douve, on sut d’emblée qu’un grand poète était né. Inspiré par Baudelaire et Rimbaud, plus encore sans doute par Pierre-Jean Jouve dans ce recueil. Yves Bonnefoy n’était en outre pas encore dépris de certaines pratiques du surréalisme, en attestent le titre programmatique et les images éclatantes. De même que le travail très novateur sur l’alexandrin est révélateur et d’une inscription dans la tradition poétique et d’un besoin inouï de la renouveler. Ce syncrétisme poétique s’effectue dans l’idée d’occuper pleinement ce monde offert, dans ses limites et ses beautés, loin de toute quête d’une entité supérieure. S’y fait jour surtout sa recherche jamais démentie du « vrai lieu », de cet « arrière-pays », celui de la parole parvenue à son point d’accomplissement comme de la vie enfin vécue dans sa vérité. « Le vrai lieu est un fragment de durée consumé par l’éternel, au vrai lieu le temps se défait en nous […] il est peut-être infiniment proche. Il est aussi infiniment éloigné […] et je dis que le désir du vrai lieu est le serment de la poésie. »*

Par ailleurs, il ne cessera d’interroger le monde et ses expressions artistiques, dans la pratique de la traduction des plus grands poètes, Shakespeare, Keats ou Leopardi, comme dans son compagnonnage avec les plus grands peintres, contemporains ou plus anciens. Auteurs de très nombreux essais, maître d’œuvre d’ouvrages de haute portée intellectuelle, son rayonnement fut énorme sur toutes les problématiques liées au langage, qu’il soit de l’ordre de l’écrit ou des différents types de représentation.

Pour autant, l’extrême exigence de lecture qu’il requiert et dont certains poèmes futurs s’émanciperont, rend l’interprétation parfois hasardeuse : « la cérémonie de l’obscur est la fatalité de toute œuvre » pourra confesser l’auteur.

Dans Pierre écrite, le ton prophétique, l’espèce d’hermétisme qui prévalait dans les premiers poèmes s’est mué en une pratique presque classique et traditionnelle de la matière poétique. « Il me semble, ce soir,/Que nous sommes entrés dans le jardin, dont l’ange/A refermé les portes sans retour. » Ainsi s’achève le premier poème du recueil, aux accents presque verlainiens. Un peu comme un chasseur à l’affût, le poète traque, ou mieux sait attendre les changements qui interviennent dans l’épaisseur des ombres, et dans la façon dont vibrent les feuilles d’un arbre ou ses fruits dans la lumière. Il peut advenir alors que la formule magique découverte, un signe ou un guide survenant, s’entrouvrent les portes d’un ancien royaume, que disparaisse la vitre qui nous sépare de cet autre monde dont Nerval, Hardellet, Blake entre autres ont cherché la clé et le seuil.

Plusieurs poèmes, intitulés une pierre, sont rédigés comme des épitaphes : « Il désirait, sans connaître,/Il a péri, sans avoir./Arbres, fumées,/Toutes lignes de vent et de déception/Furent son gîte.» Deux poèmes portent en titre Le lieu des morts. C’est assez dire la présence de la mort, envisagée comme une patrie voisine : « Quel est le lieu des morts/Ont-ils droit comme nous à des chemins,/Parlent-ils, plus réels étant leurs mots,/Sont-ils l’esprit des feuillages ou des feuillages plus hauts ? » Serait-elle ce lieu si ardemment cherché, d’où cette tentative de l’apprivoiser, d’en faire comme une vie supérieure ou parallèle. Après tout, que sait-on d’elle, de ce côté-ci du monde ?

Ces poèmes rappellent certains de ceux de Jude Stefan, les Stèles de Victor Segalen ou Les images de la mort douce de Jean-Paul Guibbert, avec lesquels la poésie de Bonnefoy entretient une espèce d’équidistance, comme les quatre angles d’un carré magique. Pierre écrite dit bien l’éternité des tombes, et du souvenir de ceux dont la vie y est à jamais gravée.

L’inquiétude philosophique qui prévalait dans les deux premières parties du recueil laisse place dans les deux dernières à un apaisement : « parfois le lit tournait comme une barque libre/Qui gagne lentement le plus haut de la mer » ou plus loin : « Et c’est comme si l’âme se simplifie/Étant lumière davantage, et qui rassure » ou encore : « je t’avais converti aux sommeils sans alarmes ». Un des plus beaux poèmes est sans doute celui-ci : « Étoiles transhumantes ; et le berger/Voûté sur le bonheur terrestre ; et tant de paix/comme ce cri d’insecte, irrégulier, qu’un dieu pauvre façonne ». Parce que la confiance s’affermit dans les mots les usuels : barque, chemin, ou lampe ; une lampe à même d’éclairer la nuit, fusse-t-elle éternelle. « C’étaient donc les derniers mots obscurs. » « un éblouissement dans les mots anciens. » Il y a soudain quelque chose de Jaccottet, de Follain. Les alexandrins se font moins altiers, peu coupés de virgules. Les images plus limpides, l’horizon plus clair.

Au « Dieu qui n’est pas », il demande :« Renonce-toi en nous comme un fruit se déchire,/Efface-nous en toi. Découvre-nous/Le sens mystérieux de ce qui n’est que simple/Et fût tombé sans feu dans des mots sans amour. » Ainsi l’homme, hôte de Dieu, entre du même coup en possession de cet autre lui-même associé à la création. La mission du poète est bien évidemment d’entretenir la parole comme un feu transfigurant, d’être celui qui « veille/Sur quelques mots éteints dans l’âtre de nos cœurs ». Alors, simplement, on peut entendre « le nom presque dit d’un dieu presque incarné. »

*L’acte et le lieu de la poésie, in Du mouvement et de l’immobilité de Douve et autres textes, collection Poésie Gallimard, 1970, page 210