84. Le Château, de Franz Kafka, poche GF, 384 pages, réédition de 2021, 6,80€
Le Château est une fable, un conte métaphysique, où se pose en permanence la question pour le protagoniste K. de la recherche de son identité. Cependant, l’identité est un espace entre l’origine et l’expression de celle-ci et ne peut jamais s’énoncer puisque ce n’est qu’un parcours, une expérience de ce qui ne peut exister que sous forme d’un abandon.
Peut-être faut-il donc abandonner toute identité afin de la retrouver, de la reconstituer ? Cela va être l’objet de la quête du personnage principal K. qui est arpenteur de profession. Il mesure les écarts !
Kafka dans Le Château dont il disait dans une lettre à son ami Max Brod « qu’il n’existe que pour être écrit, pas pour être lu » va tenter de parcourir la distance qui sépare l’origine de son expression et les faire se rejoindre. Quête impossible, Kafka le sait mais « il n’y a pas de but, seulement un chemin » a-t-il noté dans son Journal. Par le parcours de ce chemin, expérience de l’écriture du Château, Kafka témoignera de sa quête.
Le Château est une œuvre littéraire tout à fait singulière dans l’histoire de la littérature contemporaine. En effet, l’écriture de Kafka exprime le doute permanent quant à la validité du mot pour décrire la forme qui le pousse à écrire.
K. est amené à se mouvoir dans un monde étranger (le village) où tout lui est apparemment hostile. Il doit, pour survivre et réussir, s’adapter et en même temps ne pas perdre de vue son objectif : l’accession au Château, c’est-à-dire à son Identité, une fois parcourues toutes les phases, ou les étapes, de la reconnaissance de soi à travers les autres, et des autres à travers soi. S’approprier ce qui n’existe qu’à peine et de manière éphémère : une logique de l’altérité, disparue avant même de se constituer et toujours réapparue avant de s’effacer.
Pour cela K. doit se faire accepter, travailler, manier le verbe, argumenter, créer des alliances et en grande part s’aliéner en même temps qu’il donne corps à ceux qu’il rencontre.
K. est aussi, comme malgré lui, un artisan du changement car il crée et façonne l’organisation dans le même temps qu’il la subit. Ce qui, d’ailleurs, est cohérent puisque ce qu’il recherche ne peut être su qu’après en avoir éprouvé l’expérience : pour Kafka expérience de l’écriture du Château et, pour nous, expérience de la lecture du Château.
Malgré l’impression profonde d’une histoire inscrite dans une épaisseur sombre et lente, comme hors du temps, la durée de l’action de ce roman inachevé, écrit en 1924, est très précise : 6 jours.
La sensation omniprésente du délai qui se raccourcit pour arriver au but que K. se fixe, l’urgence de voir et d’accéder au Château s’illustre à la fois par le découpage précis, chronologique, de l’action et par la description plus longue, à mesure que le roman avance, des journées de K..
La notion de temps est fondamentale dans le Château mais c’est un temps qui grignote, qui abolit la liberté de se mouvoir librement. C’est, en fait, un temps qui cloisonne, c’est-à-dire qui voue à l’échec la tentative de Kafka de réaliser l’unité de sa parole. Les temps de rencontres (toutes les scènes sont des scènes d’échanges, de rencontres), comme le temps d’écriture, sont toujours en retard sur la part d’origine qu’ils véhiculent et pourtant, sans le temps, nulle altérité, c’est-à-dire le vide absolu.
La sensation permanente d’obscurité, d’étroitesse et l’importance du rôle de la nuit dans le Château affirment la volonté de Kafka de se mouvoir au sein d’une même forme où rien de ce qui se voit n’est vraiment clair. Le temps pourrait alors n’être que l’espace nocturne qui sépare K. du Château.
D’ailleurs, d’après K., « le Château n’est abordable que la nuit ». Ce temps qui passe joue le même rôle que le sommeil : en effet, K. s’endort souvent quand il ne faut pas, au même titre que le temps, par son existence même, détourne K. du Château. L’espace-temps abolit le lieu de l’identité parfaite. Cependant, l’arpenteur K. peut-il faire autre chose que mesurer des écarts ?
L’histoire est d’une grande simplicité : Un soir, arrivée de K., un homme seul, dans l’auberge d’un village (l’auberge du Pont). Cet étranger serait d’après ses dires l’arpenteur demandé par le Château. Brutale hostilité des villageois. Le Château est appelé par liaison téléphonique (on apprendra par la suite « qu’il n’y a pas de liaison téléphonique sûre entre le village et le Château »). Dans un premier temps, on explique à K. que nul au Château n’a commandé les services d’un arpenteur, puis le Château rappelle en disant qu’après tout il peut rester.
Kafka crée sa propre règle du jeu : d’abord il constate que le roman Le Château ne peut exister. Le Château refuse dans un premier temps la présence de K. au village, ce qui signifie qu’on ne mesure pas un écart insensé et, dans un deuxième temps, Kafka fait rappeler le Château qui accepte alors la présence de l’arpenteur, celui qui mesure.
K. va ainsi tenter sa quête insensée : parcourir ce qui le sépare de lui-même afin de retrouver l’unité qui l’anime, c’est-à-dire, pour Kafka, accéder au Château.
« Tout est possible aux ignorants » écrit Kafka et il continue en nous livrant que « Même s’il survient une erreur au Château, comme dans votre cas, qui a droit de dire, une fois pour toute que c’en soit une ? ».
Plus loin, K. explique ce qui le retient au village : « Qu’est-ce qui aurait bien pu m’attirer dans ce morne village sinon le désir d’y rester », ou bien « Lorsque K. contemplait le Château, il lui semblait qu’il contemplait quelqu’un qui se tenait là, tranquillement… ».
C’est éloquent !
Quant au fonctionnaire Klamm que K. recherche éperdument, il apprend vite que « L’apparence de Klamm change en fonction de l’humeur de celui qui le regarde ».
Confusion entre sommeil et veille, nuit et jour, dialogues hésitants, rêves éveillés, somnolence et dialogues de sourds. Tous les ingrédients sont réunis pour dissoudre peu à peu la recherche de K. dans un galimatias inaudible, comme si K. devenait progressivement (enfin ?) un simple villageois parmi les autres. Comme si Kafka, à l’instar de son personnage principal, K., éprouvait à son tour une grande lassitude à écrire le Château. Il sera incapable de l’achever, ce qui ne veut pas dire qu’il ne l’a pas fini, mais il est comme laissé à l’interprétation du lecteur. Une manière de sauver le Château, son Château !
Les liaisons sont confuses. Il n’y a pas vraiment de rues, ou de voies décrites, au sein du village. Tout est gris, même la neige. Seuls d’improbables chemins conduisent l’arpenteur dans le dédale du village, mais rarement où il désire se rendre. Ces chemins sont comme des abîmes, c’est-à-dire qu’ils ne sont pas clairement identifiés et ne peuvent que rarement être empruntés jusqu’au bout. En fait, ils n’ont, comme le Château, pas d’existence avérée : ce sont des espaces indéfinis, des temps de médiation. J’insiste là-dessus car, dans l’organisation du village, on ne peut déambuler qu’à l’aveugle. Les liaisons, les voies de communication, sont aveugles et c’est donc comme si le Château, tant convoité, était la forme même d’une liaison impossible.
Aucune scène du roman ne se déroule sans la présence de K., ce qui nous montre à quel point c’est l’arpenteur qui donne son existence au village et à sa multitude de personnages. Toute l’œuvre est centrée sur la quête identitaire de K. et montre, dans le même temps, combien elle est impossible et vaine.
K. en arrivant ne possède rien, n’est reconnu par personne et, progressivement, le village va l’enserrer jusqu’à l’étouffement, mais aussi s’organiser autour de sa seule personne. C’est un paradoxe étonnant : le village cherche à récupérer l’énergie déployée par K. pour se l’approprier et asservir K. à sa cause. ; K. sent confusément cette récupération mais ne peut pas grand-chose, d’où son refuge, peu à peu, au sein d’un rêve éveillé, entre réalité et sommeil.
K. pose continuellement des questions. Il a le privilège, d’une part d’être écouté, d’autre part qu’aucune réponse à son questionnement ne soit apportée ce qui est un gage de la considération qu’on lui porte puisque, ainsi, il peut poursuivre sa quête et continuer son voyage initiatique.
K. (comme son double Kafka) ne joue pas le jeu des conventions sociales, c’est-à-dire qu’il ne distancie plus sa personne par rapport à son vécu relationnel, mais il recherche la forme même par laquelle il est présent au monde. Il ne désire plus seulement voir et agir, mais rencontrer ce qui le permet de voir et d’agir. C’est une quête d’absolu en fait, une folie ! K. le dit de lui-même : « tout semble possible aux ignorants ».
C’est ce que K. a devant les yeux qu’il ne voit pas. Il ne peut ni désigner, ni voir le Château sous peine de le faire disparaître à tout jamais. Car K. est acteur autant que créateur ; l’espace du jeu (ou de la forme) qu’il ouvre est cela même qu’il recherche à en perdre la tête. Tout ce que « touche K. lui appartient »
L’incommunicabilité entre les deux mondes incarnés par K. et les villageois devient trop grande et produit une détresse morale de plus en plus présente chez K. au fur et à mesure de la progression du roman.
K., visionnaire, ne peut rien accomplir. Son absence de stratégie pour le faire est évidente et il n’use pas de ses sources de pouvoir, de la singularité de sa zone d’incertitude, car il subit en fait son propre pouvoir qui l’annihile. La seule chose qu’il réussisse à faire est de mesurer, par son parcours même, le chemin qui le sépare de son Château. Mais K., arpenteur de profession, peut-il réaliser autre chose ?
K. échoue, mais cet échec est relatif à ce qu’il exprimait comme étant sa quête : accéder au Château. La recherche de K., finalement, n’est-elle pas de mettre en lumière l’incapacité qu’il y a à vivre une identité en tant qu’absolu ?
Kafka ne peut pas achever ce roman car, bien qu’il connaisse au préalable l’issue impossible de sa quête, il ne peut s’en satisfaire. Fermer le roman aurait signifié lui donner un sens définitif qu’il ne peut avoir car ce roman donne naissance à une forme qu’on peut interpréter à l’infini.
Cette œuvre oblige le lecteur à chercher un sens, là où Kafka sème une interrogation existentielle, teintée de confusion, en déstructurant la rigueur apparente de raisonnements logiques, digne de l’expert juridique qu’était Kafka.
L’absence de fin, l’échec relatif de K., l’impossibilité de cerner précisément le sens de l’œuvre, l’universalité du thème (l’étranger égaré dans un labyrinthe inextricable…) nous incitent, à notre tour, à faire l’expérience du Château et, surtout, à nous approprier sa forme inachevée.
C’est une merveille, surtout dans la traduction épurée de Bernard Lortholary qui a su restituer la langue sobre de Franz Kafka qu’Alexandre Vialatte dans sa célèbre et première traduction de 1936 avait, beaucoup l’ont souligné, un peu trop colorée.