83. Colline, de Jean Giono, le livre de poche, 130 pages, 1929 – réédition de 2022, 5,20€ – chronique 2
Lorsque paraît Colline en 1929 aux éditions Grasset, le monde littéraire est à l’aube d’une petite révolution. C’est en effet le premier roman publié de l’auteur, et premier de la Trilogie de Pan, une authentique constellation qui comprendra Un de Baumugnes et Regain.
Nombreux sont ceux, critiques comme lecteurs, confrères écrivains et éditeurs, qui constatent et comprennent qu’avec ce livre si neuf un véritable écrivain est né.
Mais que contient donc de si merveilleux ce livre pour susciter un tel engouement ? On pourrait le résumer comme suit : Dans « un débris de hameau », « ils sont donc douze, plus Gagou qui fait le mauvais compte », « un simple ».
« L’eau est partie ». « Ils ne sont plus qu’un grand corps qui a peur ».
C’est donc l’histoire de quelques maisons perdues au milieu des collines de Provence, sur lesquelles s’abattent un jour les pires calamités. A commencer par l’eau qui cesse brusquement de couler aux goulots des fontaines. Et derrière cette histoire se déroule celle d’un combat entre deux hommes, entre les forces du mal et celles de la vie.
L’histoire somme toute serait d’assez peu de poids si elle n’atteignait pas aux dimensions d’une tragédie antique. « C’est un drame précisément semblable à ces drames grecs… » dira Giono. Et de poursuivre : « J’ajoute que ce n’est pas un roman : c’est un poème. *»
Car c’est sans doute du côté de l’écriture, qui charrie comme un torrent impétueux tout son lot de « vraies richesses** », qu’il faut se tourner pour expliquer l’irrésistible emprise qu’exerce ce livre sur son lecteur. On dirait que le style est passé à rapides coups de rabots qui laissent apparents de gros nœuds dans le bois des phrases. C’est de la bonne grosse poésie joufflue, débordante de santé, de vigueur lyrique, mais aussi de trouvailles, de comparaisons miraculeuses, de formes nouvelles qui prennent à bras le corps toute la beauté sauvage et jusqu’alors inexprimée du monde.
Parfois ce sont de courtes phrases nominales qui apportent une pause dans le flot poétique : « La terre du vent » « Pas d’oiseaux. Silence ». « Un fil d’aube terne et gris ». Loin d’exprimer une quelconque maladresse, des impropriétés viennent relever encore la saveur d’une métaphore : « Le sainfoin fleuri saigne dessous les oliviers ». Des régionalismes ou des termes tombés en désuétude que ne reconnaissent plus les correcteurs orthographiques fleurissent (avettes pour abeilles, esquirol pour écureuil, pelu pour poilu, araire pour charrue, dourgue pour cruche, campane pour clochette, etc.). Nombreuses sont aussi les allitérations et les assonances : « le renard lit dans l’herbe l’itinéraire des perdrix ». Mais surtout les images atteignent à une vérité et une variété étourdissantes : « des balcons à ventre de déesses », « comme des colombes posées sur l’épaule de la colline », « le ciel sonne comme une voûte de tôle sous la grêle », « en plein ciel jusqu’où les alouettes perdent le souffle ».
Pour la petite histoire, Giono, qui n’était pas à une contradiction près et n’était jamais plus sincère que dans l’instant, avait confié dans un entretien : « La poésie, ce sont les mots les plus gris du monde. Ce sont des mots comme et, comme cependant, et parfois il suffira d’une simple virgule pour que la poésie éclate ».***
Cette écriture ne serait pas à ce point remarquable si elle n’avait évolué, au fur et à mesure que l’œuvre s’élaborait, de cette espèce de réalisme magique, de cette rugueuse et rustique facture, vers un style plus elliptique, encore que toujours savoureux et flamboyant. Les premiers romans « paniques », habités par la présence des dieux antiques et des forces cosmiques, laisseront peu à peu la place à des récits altiers, modernes, stendhaliens, si bien qu’on a pu parler de deux périodes dans l’œuvre de Giono. L’une et l’autre ne manquent pas de relief et de raffinement, provoquent d’intenses bonheurs de lecture, mais par des voies presque opposées. Il est peu d’exemples d’écrivains (on pense plutôt à Picasso et ses périodes) ayant évolué d’une manière aussi radicale, autant dans les formes que dans les thèmes abordés. Même si le cadre général de ses livres reste les hautes terres provençales, autour de sa bonne ville de Manosque. Une Provence « totalement inventée » selon lui, à l’image du comté de Yoknapatawpha de Faulkner.
Il serait évidemment tentant d’établir un rapprochement entre les drames qui s’emparent de cette petite communauté vivant dans un recoin oublié du paradis, et ceux qui affectent dans de beaucoup plus vastes proportions les temps actuels. La disparition de l’eau, puis la survenue du grand incendie, le mal extrême et mystérieux dont souffre la petite Marie, la lutte entre les forces du mal incarnées par Janet et celles de la raison par Jaume, inciteraient presque à faire de Giono un prophète. Ce que lui-même d’ailleurs ne fut pas loin de croire, avant de confesser, des années plus tard : « j’étais un couillon au Contadour », du nom de l’espèce de communauté qu’il inspira et anima de 1935 à 1939, révélatrice de l’incroyable aura qu’il avait alors.
L’incendie, « la bête souple du feu », qui laisse un pelage noir derrière elle, est bien entendu une réplique du chat noir qui semble prendre ses ordres auprès de Janet. Ce n’est ni plus ni moins que le Diable qui élève ces calamités naturelles au rang d’événements eschatologiques et confère au récit sa tonalité biblique. Et si l’on est souvent frappé par la dimension théâtrale, aux deux sens du terme, de Colline, c’est que les dialogues atteignent à une puissance d’évocation extraordinaire et souvent incantatoire. C’est l’occasion de rappeler que Giono est l’auteur un peu oublié d’une petite dizaine tout de même de pièces de théâtre, qui attendent leur pleine réhabilitation.
Ici comme ailleurs dans son œuvre grandiose et généreuse, il nous aura en véritable démiurge rappelé la fragilité du paradis et la grandeur de la vie. Et que la beauté existe, au cœur du monde comme dans les pages des livres.
* Entretiens avec Jean Amrouche et Taos Amrouche. Gallimard, 1990
**titre d’un récit de Jean Giono paru aux Éditions Grasset en 1936
***Jean Giono et la Provence, BT sonore 9, pédagogie Freinet, 45 tours, 1960