82. Colline, de Jean Giono, le livre de poche, 130 pages, 1929 – réédition de 2022, 5,20€ – chronique 1
« Des larmes de sang noir pleurent dans l’herbe », sont les derniers mots de Colline, premier succès romanesque de Giono, à l’âge de 34 ans. Ces quelques mots expriment toute la poésie et l’invention langagière que Giono ne quittera plus durant ses plus de quarante ans d’écriture quotidienne.
Colline est un court roman noir, silencieux, cruel où les derniers habitants d’un hameau sur les collines de Lure se battent pour survivre contre le manque d’eau, l’incendie, la maladie et la folie de croyances ancestrales qui mettent les têtes, aussi bien que la terre, à l’envers.
Giono créée ici les prémisses de sa langue imagée, rapide, inventive, poétique et souvent énigmatique. « L’air est comme un sirop d’aromates, tout épaissi d’odeur et chaud, au fond », ou bien « Au fond du vent le village est immobile dans la houle marine des herbes ».
Colline préfigure les deux romans qui suivent directement pour former une trilogie (avec Un de Beaumugnes et Regain) où la nature puissante est célébrée face aux personnages comme étourdis par le poids de ses silences qu’ils ne savent pas lire.
La voix de Janet, le vieillard mourant du hameau qui refuse de livrer des secrets qu’il connaîtrait sur la source brusquement tarie et d’autres mystères liés à un chat noir annonciateur de malheurs (en fait en connaît-il seulement un ?) est émouvante et quasi mystique : « Tu sais, toi, le malin, ce qu’il y a derrière l’air », ou encore « quelque chose s’en est allé; il y a une place vide dans l’air ».
Colline est l’un des romans de Giono où sa langue exprime une des violences les plus sourdes, sans appel, presque unique dans son œuvre. « Un sanglier se rase à peine sous les feuilles », avant qu’il ne soit plus tard abattu, dépecé à coup de serpe, écorché tout chaud et « on se partage la viande à pleines mains ».
Le silence des mots comme le mutisme des relations humaines prennent une ampleur rare chez Giono dans ce roman rude, allusif, acéré comme une lame vivante. Cependant, entre ce premier roman achevé et son dernier « L’iris de Suse », plus doux, écrit quarante ans plus tard, le même désir de décrire la survie d’un bonheur impossible à maintenir est présent.
Plus de quarante romans et récits constituent son œuvre de conteur avec différentes périodes de création:
- Certaines ancrées dans le terroir provençal (en fait c’est une Provence complétement rêvée, imaginée, transfigurée), comme pour La trilogie de Pan avec ce premier opus, Colline, ou dans « Que ma joie demeure » ;
- D’autres de nature plus autobiographiques comme « Le grand troupeau » sur son expérience traumatique de la guerre de 14, ou « Jean le bleu » ;
- D’autres encore de facture plus stendhalienne avec le cycle du Hussard ;
- Et puis, après-guerre, des merveilles désignées comme Chroniques, notamment l’extraordinaire « Roi sans divertissement », ou « Noé » qui le suit ;
- Cependant, tous sa vie d’écrivain est ponctuée par l’écriture de romans d’aventures nomades et montagneuses comme « Les grands chemins », ou « Bataille dans la montagne », ou encore « Deux cavaliers de l’orage » ;
Jean Giono* demeure l’un des romanciers français les plus importants du 20ème siècle car il invente une langue plus rapide que le déferlement de l’eau des cascades. Cette langue, mêlée aux histoires passionnément humaines qu’elle conte, assombrit l’horizon jusqu’à pénétrer votre regard pour l’ouvrir sur un nouveau monde, celui d’une mer dont on ne connaît pas les rivages. « Malheur à ceux qui se battent en nageant » soulignerait Voltaire, comme le suggère en creux Giono dans toute son œuvre, unique et prodigieuse.
*PS : J’ai eu le privilège de rencontrer il y a plus de 35 ans une de ses filles, Sylvie, qui m’a ouvert les portes de la demeure de Giono sur les flancs de Manosque. Face à ma vive émotion, alors que je portais mon tout jeune fils aîné dans les bras, elle m’a ouvert la porte de l’étroit bureau de son père au 1er étage, sorte de pigeonnier au plafond bas envahi par les livres (particulièrement des romans policiers !) où son sobre bureau en bois faisait face à une petite fenêtre à son opposé. J’en garde un souvenir ému et profondément ancré dans mémoire.