Ida ou le délire, d’Hélène Bessette, première édition Gallimard, 1973, nouvelle édition Points Seuil, 2020, 160 pages, 8,40€

81. Ida ou le délire, d’Hélène Bessette, première édition Gallimard, 1973, nouvelle édition Points Seuil, 2020, 160 pages, 8,40€

Quand Hélène Bessette fit son apparition dans l’univers des lettres françaises, Raymond Queneau s’exclama : « enfin du nouveau !” Ce n’était pas un mince compliment, venant de lui qui fut aussi à l’origine, avec Jean Paulhan et Michel Leiris, de la publication de son premier roman chez Gallimard en 1953, Lili pleure. Douze livres suivront, qualifiés de “romans poétiques”, et une pièce de théâtre, le plus souvent autobiographiques. De nombreux auteurs la soutinrent alors et durablement, de Marguerite Duras à Nathalie Sarraute. André Malraux finança les deux premiers numéros de sa revue Le Résumé. Pourtant, malgré le prix Cazes de la brasserie Lipp, des figurations sur les listes du Goncourt et du Médicis, elle ne franchira jamais le stade d’un succès d’estime, avant de retomber dans un oubli presque complet.

Il est vrai qu’elle eut aussi à pâtir d’un caractère difficile et ombrageux, qui décourageait ses plus ardents soutiens. Un procès qui lui fut intenté, une famille croyant se reconnaître dans Les petites Lecocq, acheva d’ébranler un équilibre déjà fragile et renforcer une tendance manifeste au délire de persécution. Ajoutez à cela un manque perpétuel d’argent et de toute forme de stabilité.

En 2006, soit après sa mort survenue en 2000, sous l’impulsion de Laure Limongi paraît chez Léo Scheer un inédit, Le bonheur de la nuit, suivi de la réimpression de six autres ouvrages. Un certain engouement s’installe, souligné par l’importante biographie que lui consacre Julien Doussinault*. De nombreux articles sont écrits à la suite de ces publications, des lectures et des colloques ont lieu, une nuit Bessette est organisée, une « association collégiale » qui vise à promouvoir l’œuvre de celle que certains nomment affectueusement LNB7, voit le jour : le Gang du Roman Poétique ».

La relève sera prise ensuite par les éditions du Nouvel Attila, en 2017. À ce jour, neuf livres sont parus.

En 2021, les éditions NOUS publient son unique recueil poétique**, dessinant avec sa pièce de théâtre et ses récits les trois angles entre lesquels s’inscrivent son écriture, comportant des formes dialoguées, discursives et poétiques qui innerveront un style parmi les plus originaux qu’il nous ait jamais été donné de lire.

Enfin, la publication dans une édition de poche de Ida ou le délire vient consacrer ce retour en grâce espérons-le définitif.

Le roman en vers libres tel que le pratiqua assez vite notre auteure n’a guère produit de réussites incontestables, même s’il semble depuis peu connaître un regain d’intérêt pour les écrivains***. Si ce n’est un livre singulier de Pierre Bellefroid qui passa inaperçu, depuis longtemps introuvable, qualifié en quatrième de couverture de « roman-bouffe en vers libres […], sorte de ballet satirique et policier. »****

Plus manifeste est le rapprochement avec une autre grande figure de la modernité romanesque. Nous verrons que le projet qui guida Bessette dans Ida est de redonner sa place à un être que la société a effacé. Gertrude Stein ne visait pas à autre chose dans « son » Ida, écrit en 1940. Non seulement de donner vie à une créature anonyme, à une femme quelconque, mais bien de la hisser au statut d’héroïne et de légende. « Elle disait de Ida qu’elle était à la fois “Hélène de Troie, Dulcinée, Greta Garbo et la Duchesse de Windsor”.»*****

Le style de Stein n’est d’ailleurs pas sans évoquer parfois de manière troublante celui de Bessette et l’on pourrait presque transplanter chez Bessette des phrases dans la disposition graphique de Stein : “Oh oui c’est ce qu’ils disent./Pas prudente./Bien sûr que non./Qui est-ce qui l’est./Voilà ce qu’ils disaient./Et on leur répondait./Ida répondait :/Oh oui prudente./Oh oui, j’en pleurerais presque./Ida ne pleurait jamais. »****** Ajoutons que toutes deux ont été parfois apparentées, ou reléguées aux périphéries du Nouveau Roman.

Parfois, la poésie éclate, pleine et entière « Quand les jardins suspendus – pris de vertige – s’évanouissent dans les vapeurs confuses./C’était l’été/comme une gerbe de lumière/À la rencontre des jets d’eau retombants. » Ou dans ces séquences graphiques :

« Docile. Servile.

Obéir. Répondre.

—Oui- -i- -i- – je viens…

Réponse à : « Je n’aime pas attendre »

Ou ces autres trouvailles typographiques : « Trrrés surpris

Une er-reur mo-nu-men-ta-le. »

Mais ce qui fait l’essentiel du ton de ce livre, ce sont les paroles, le plus souvent affligeantes et convenues, que prononcent les proches de Ida. Lors d’entretiens*******avec Jean Paget, diffusés en 1967 sur France Culture, elle parle longuement de l’utilisation des lieux communs, de cette façon qu’ils ont de renouveler et bousculer la langue « ces expressions bourrues, un petit peu, ou rudes, mal équarries, donnent un certain tour au dialogue qui est vraiment frappant.»

Ida, ça commence ainsi: « Je lui disais toujours/Ida. Regardez pas vos pieds comme ça. Levez un peu la tête. Pourquoi baissez-vous toujours la tête comme ça ? Vos pieds… vous les connaissez. Ils ont grandi avec vous. » Un peu plus loin : « Ceux qui n’ont droit qu’à l’obscur./ceux qui sont là et qu’on ne voit pas. » Cette Ida frappée d’invisibilité et qu’on n’entendait pas, voici qu’on repense à elle, qu’elle manque à ceux qui l’entouraient, qu’on en dresse un portrait. « Et la pauvre Ida/dont on se souvient désormais,/Ida dont on se moquait,/devient l’héroïne intéressante – Que l’on considère »

« Cette femme a été projetée ici par un camion qui passait le carrefour. » Morte, Ida devient cette « romanesque et mystérieuse Ida […] ombre silencieuse et encore vivante (malgré tout). », celle dont s’empare l’écriture et se construit le portrait un peu à la manière de touches et collages cubistes, et l’on repense à Gertrude Stein si proche de Picasso. Il y a d’ailleurs parmi les personnages une « Gertrude, qui trace à grands traits le dessin, l’esquisse au fusain, de la mort de Ida. »

Touches constituées aussi par les témoignages condescendants de ses employeurs et de leurs proches : « les Besson et Alliés », qui du même coup cristallisent aussi la dénonciation de cette classe exploitante qu’eut à subir si durement Hélène Bessette elle-même, quand elle fut préceptrice ou, comme on disait, bonne à tout faire.

De vivre dans cet univers qui n’est pas le sien « “Comme chez elle”/sonne le glas/de la duplicité des mots […] alors, la nuit, dans l’ombre douce,/le Délire la prend/la perte d’équilibre/la prend.” Ida est cette personne séparée d’elle-même, dans un monde qui n’est pas le sien et qui la détache de ce qu’elle est. Devenue une possession, « une propriété. », un objet qu’on manipule : « la Chose-Ida ».

Rarement on aura montré la réification d’un être, en même temps que son inaliénable et intrinsèque dignité, avec une telle acuité, une telle justesse, et dans ce style inimitable, à la fois tendu et relâché, réjouissant et profondément bouleversant.

*Hélène Bessette, Éditions Léo Scheer, 2008
**Élegie pour une jeune fille en noir
***Citons en particulier À la Ligne, de Joseph Ponthus, et Mécano, de Mattia Felice, qui relèvent de la même veine.
****Gueuille, Gallimard, 1963
*****et******Ida, Le Seuil, collection Fiction & Cie, 1978, 4e de couverture et page 56.
*******Les résumés, Éditions Othello, 2022, page 186