Terres de sang, de Dido Sotiriou Éditions Cambourakis, traduit du grec par Jeanne Roques-Tesson, 2018, 416 pages, 13,50€

80. Terres de sang, de Dido Sotiriou Éditions Cambourakis, traduit du grec par Jeanne Roques-Tesson, 2018, 416 pages, 13,50€

Didó Sotiríou, en grec moderne : Διδώ Σωτηρίου, en turc Dido Sotiriyu, est née en 1909 à Aydin, ville d’Asie Mineure de l’Empire Ottoman. Après avoir gagné Athènes, à la suite des événements décrits dans ce livre, elle vivra quelques années en France, où elle fera en particulier la connaissance d’Aragon et d’André Malraux.

Ces événements, appelés en Grèce « La Grande Catastrophe », ont laissé une trace indélébile dans l’histoire de la Grèce et la mémoire de son peuple. Sans retenir ici ni même résumer toutes les étapes de cette tragédie, elle vint marquer en 1922 la fin de la guerre gréco-turque par le massacre de Smyrne, où de nombreux grecs périrent, à portée des flottes anglaise et française qui restèrent immobiles dans la rade.

Cet épisode infiniment tragique a été relaté dans de nombreux films et livres helléniques. Parmi les premiers, les plus récents sont Le Quai de Angelos Kovotsos, un remarquable documentaire de 2021 que nous préférons de loin au film de Grigoris Karantinakis, Smyrne la bien-aimée, sorti en 2022, bien trop démonstratif. Quant à l’aspect littéraire, nous ne saurions que trop recommander la lecture du merveilleux livre de Ilias Vénésis, Terre Éolienne, paru en 1981 chez Gallimard, avec une préface du grand poète Anghélos Sikélianos. Mais c’est en dehors des frontières de la Grèce, du côté des romanciers britanniques, qu’il faut chercher les véritables pendants à Terre de Sang. D’abord en la personne de Giles Milton, qui joue de son patronyme pour intituler son livre Le Paradis Perdu, portant comme sous-titre : 1922, la destruction de Smyrne la tolérante*. Puis dans celle de Louis de Bernières, l’inoubliable auteur de La Mandoline du capitaine Corelli**, à travers Des oiseaux sans ailes***. Ces deux livres ont le mérite d’être ô combien complémentaires. Celui de Milton est plutôt un essai, conçu à base de témoignages, celui de de Bernières un roman, puissant, haletant et sensible.

Comme l’écrit la préfacière et traductrice de Terres de Sang, à laquelle il convient de rendre hommage, Jeanne Roques-Tesson : « La langue de Dido Sotiríou a pour un grec un parfum d’exotisme et la saveur nostalgique de l’Anatolie perdue ». Cela est dû en grande partie au fait que la narration est confiée au héros du livre, Manolis, un paysan au vocabulaire plutôt rudimentaire mais qui s’évertue à « bien parler ». D’où un style qui serait presque atone et lisse en apparence s’il ne donnait à chaque mot son poids réel, la patine de la vie avec son cortège de souffrances. Et si les expressions populaires, les formulations familières qui émaillent ce récit fait sur le ton de la confidence, ne lui conféraient la proximité d’une conversation entre amis.

Les premières années du jeune Manolis se déroulent donc en Turquie, sous l’autorité d’un père sévère, dur au travail, et entouré d’une nombreuse fratrie. « Si le paradis existe, Kirkitzé, notre village, en était un petit coin. Nous vivions auprès de Dieu, tout là-haut dans les montagnes couvertes de forêts touffues.[…] Quand le blé et l’orge mûrissaient, nos champs ressemblaient à des mers dorées.» Ces pages consacrées à l’enfance en Anatolie la peignent tout entière baignée dans un monde ancien, lumineux et généreux en bonheurs simples qu’on imaginait fixés pour l’éternité. Alors qu’a contrario les ruines d’Éphèse, toutes proches, témoignaient d’empires disparus. C’était aussi le temps de la cohabitation, de l’entente faite d’estime réciproque et d’échanges fructueux entre Grecs et Turcs. Au point que ces derniers « voyaient revenir les fêtes chrétiennes avec une joie toute pareille à la nôtre. »

La veille de rentrer en apprentissage chez un riche et roué négociant grec de Smyrne vient cette pensée prémonitoire à notre jeune héros. « J’allais pouvoir profiter de ma journée, la première et la dernière journée de liberté et d’insouciance de toute ma vie ». Les marchandages éhontés auxquels se livre le marchand au détriment des cultivateurs pauvres de la région, et la colère qu’ils suscitent chez l’apprenti, en même temps qu’ils prennent la dimension d’un conte oriental révèlent les sympathies communistes de Sotiriou, qui toute sa vie restera fidèle à cette doctrine. Manolis connaîtra ainsi maints petits métiers où s’exercera la domination des petits patrons, de la bourgeoisie ou des notables le plus souvent grecs sur les plus faibles, majoritairement turcs. Ironie du sort, ce seront des intérêts encore plus puissants qui se retourneront contre eux : « le capital étranger » appuyé par la propagande occidentale. 

Bientôt la chasse est faite aux giaours, aux infidèles. Les Turcs, fanatisés, endoctrinés ou soudoyés, se retournent contre leurs anciens voisins ou amis. Manolis, en âge d’être appelé, est incorporé en 1915 dans un « bataillon d’ouvriers », autrement dit, le génie militaire.

En tant que Grec d’origine, les brimades, la faim, la saleté et la maladie seront son lot commun sous le drapeau ottoman, avant qu’il ne déserte, traverse un pays livré aux bandes de pillards ou aux militaires dévoyés. Avec son compère Panayis, ils vont durant leur longue cavale rencontrer des villageois veules et sournois comme de bien braves gens encore habités par les lois de l’hospitalité qui règnent dans ces régions. C’est l’occasion pour Sotiriou de dresser une galerie de portraits d’une justesse hallucinante, des êtres « de sang » qui disent l’importance et la beauté tragique de toute vie humaine, loin des entités abstraites et interchangeables auxquelles tentent de les réduire les guerres. De plus Sotiriou sait comme personne peindre les beautés des terres méditerranéennes. 

Quand le conflit terminé et la Turquie défaite Manolis revient dans son village : « il ne restait même plus un coq pour saluer l’aube. » Le temps de retravailler quelques mois la terre avec ceux de ses frères de retour du combat, de relancer la culture du tabac, de redonner vie à leur domaine, il lui faut rejoindre cette fois l’armée grecque, le jour même où il devait faire sa demande à Katina, qu’il avait choisie pour épouse.

Il serait fastidieux de narrer la suite des aventures de Manolis. Sotiriou sait parfaitement exalter les destins individuels et entrecroiser leur fils avec ceux de la grande histoire. Car ce qui tout au long de ce livre emporte l’adhésion, c’est bien la personnalité de Manolis, sa ténacité et sa lucidité, la certitude d’être dans son bon droit face à l’injustice, qui le maintiennent en vie et lui permettent d’accomplir des prodiges. On retiendra aussi la puissance des images, celle-ci par exemple  : « la nuit tomba, lourde comme la dalle d’un caveau.» 

*Éditions Libretto, traduit de l’Anglais par Florence Hertz, 2013. Rappelons que Le Paradis perdu est le titre d’un poème épique de John Milton publié en 1667.

**Folio, 2002
***Folio, 2008