79. La couleur du temps, de Clarisse Nicoïdski, traduit du judéo-espagnol par Florence Malfatto, édition d’Ernesto Kavi, préface de Marcel Cohen, note sur le judéo-espagnol de Marie-Christine Bornes Varol, Poésie Gallimard, 2023, 160 pages, 5,90€
Dérivé du vieux castillan et de l’hébreu, le judéo-espagnol fut d’abord la langue des Juifs expulsés d’Espagne en 1492, avant de devenir celle de l’ensemble des communautés juives dispersées sur le pourtour du bassin méditerranéen. Une longue étude lui est consacrée en fin de ce volume. Il y est dit « qu’elle est marquée par les textes bibliques et rabbiniques », ce qui lui confère sa tonalité religieuse. « L’influence de l’arabe » y est aussi très présente, d’où les accents barbaresques que ces poèmes contiennent.
Quant à Marcel Cohen, il écrit dans sa passionnante préface au livre de Clarisse Nicoïdski que : « c’est une langue qui a longtemps servi d’espéranto méditerranéen. » Il écrit par ailleurs : « le judéo-espagnol véhicule une bienveillance, un humour, une ironie un peu triste à force de désillusions, mais c’est une langue d’une inventivité rare. » Très au fait de ce dont il parle, lui-même n’a t-il pas écrit directement en judéo-espagnol, en l’occurrence une longue Lettre à Antonio Saura ? *, il suffit qu’il s’attache à un diminutif pour en démontrer la richesse. Il note aussi qu’ayant rencontré « Clarisse » en 1980, ils s’étonnaient « d’être deux des trois écrivains au monde (avec Avner Perez, un écrivain israélien) à avoir publié un petit livre en judéo-espagnol **», tous deux pourtant à l’origine d’une œuvre conséquente écrite en français.
A l’exception de préfaces à des catalogues d’Antonio Saura et Pierre Buraglio, on ne sache pas que Marcel Cohen ait jamais écrit d’introduction à des ouvrages littéraires, si l’on excepte celle consacrée à ses entretiens avec Edmond Jabès***et cette autre au Tombeau de l’Éléphant d’Asie****. Ce dernier livre, soi-disant écrit par deux spécialistes, est en réalité de la main de Marcel Cohen. C’est pourquoi celle qu’il écrit en ouverture des poèmes de Clarisse Nicoïdski a valeur d’événement pour ses lecteurs. La profondeur de ses réflexions sur la poésie et les nuances que revêtent les mêmes mots dans des langues différentes méritent à elle seules plus que le détour.
Il y formule cet avertissement curieux : « C’est même un objet poétique si particulier que nul n’est tout à fait qualifié pour en parler, à commencer par le préfacier ». Car on ne touche pas dit-il une météorite tombée à nos pieds. Il est facile de constater que cet interdit est ici contourné, du moins ce conseil, mais non pas la modestie et la prudence auxquelles il nous engage.
Voici un des tous premiers poèmes :
« Raconte-moi l’histoire/qui marche dans tes yeux/quand les ouvres au matin/quand le soleil/de son aiguille de lumière/ rentre en tes songes. » Ce qui frappe à première vue dans ces poèmes, c’est leur simplicité, plus apparente que réelle, une absence complète de ponctuation et la recherche d’une narration qui reste un impossible horizon. Et puis l’élision du tu dans le troisième vers, l’emploi du terme marche étonnent. Deux êtres se découvrent, passent du vous au tu, de la distance du regard au contact des mains : « les deux mains se sont prises/ont levé une force/à faire tomber les murs / à faire ouvrir les chemins».
Ces poèmes, parfois proches d’une incantation presque biblique, sont à la recherche d’une parole perdue, à travers une langue presque effacée de la surface de la terre : « le silence seul qui donne l’épouvante/jettera à notre visage/de là revenant/la réponse ». À la recherche de la bouche, du lieu, où sera proférée, entendue, enfin efficiente et apaisante, la parole suprême.
La première partie, découpée en trois, s’intitule justement « les yeux les mains la bouche ». La deuxième est un hommage à Federico García Lorca, le poète assassiné en 1936 par les milices franquistes. Ici encore, il s’agit de restaurer la parole du poète, en même temps que d’atteindre, par le biais de la métaphore poétique, sa sépulture, jamais retrouvée.
Chemins de paroles constitue la troisième partie de ce recueil d’une extrême cohérence et d’une grande beauté, gagnée par l’apaisement fragile de la rencontre : « j’ai mes mains vides/vois//viens/ce rien je te le donnerai ».
Plus loin :
« Reste avec moi/je te donnerai la chaleur de l’épouvante/je la tiens dans ma main/tremblante »
Enfin : « qui pourra entendre/la muette folie/de notre amour ? »
Les derniers mots sont pour « les rues de mon passé/où tu/ chemineras ». Pouvoir intact d’une langue, aussi malmenée par l’histoire, et qui portée à son plus haut niveau de dignité et de tension sait restituer la couleur du temps ainsi que les vrais et durables paysages de l’enfance.
*Letras a un pintor ke kreya azer retratos imaginarios, éditions Almarabu, 1985, traduit aux Éditions de l’Èchoppe, 1997
**Depuis, un nombre croissant d’écrivains s’expriment en langue judéo-espagnole et de nombreuses initiatives sont prises de par le monde pour la sauvegarder et développer son usage (cf. postface).
***Du désert au livre, Belfond, 1981
****Editions Chandeigne, 2002