Histoire de Tönle, de Mario Rigoni Stern traduit de l’italien par Laura Brignon, Éditions Gallmeister, 2023, 128 pages, 8,90€

78. Histoire de Tönle, de Mario Rigoni Stern, traduction de Laura Brignon, éditions Gallmeister, 2023, 128 pages, 8,90€ – chronique 2

Ce récit appartient à la trilogie du haut-plateau avec L’année de la victoire et Les Saisons de Giacomo, et débute comme une histoire dont il nous semble avoir déjà rêvé les images et l’action. Elles défilent en une ronde qui s’approche d’une fin qui serait le début d’un jeu de l’oie, ou d’une comptine familière, au temps suspendu où l’origine serait un perpétuel présent, un jour sans fin, « …même dans le noir, sur le ciel étoilé, la vache se tenait immobile et regardait. Elle était comme le temps ».

Les termes quasi-enfantins de l’interpellation de Tönle par un douanier, que nous avons tous entendu un jour (sans bien nous souvenir à quelle occasion !) : « Plus un geste ! Tu es fait ! », exprime le début de la farandole des tribulations de l’histoire de Tönle. 

En effet, le jeune Tönle Bintarn (qui signifie l’hiverneur !) habite à la fin du dix-neuvième siècle dans un hameau sur le plateau d’Asiago, à l’ombre du sommet du Moor, et se livre, à l’instar de nombre des hommes de sa génération, à la contrebande de marchandises entre l’Italie et l’Empire austro-hongrois sur les chemins escarpés et forestiers qui délimitent la frontière. Un jour, Il échappe de justesse, après une vive altercation, à un carabinier qu’il blesse malencontreusement. La condamnation prononcée, sévère, incite Tönle à fuir.

Il reviendra secrètement durant des années chaque hiver dans sa famille pour voir son épouse et ses enfants, mais aussi continuer à contempler et à s’imprégner de l’harmonie des lieux de ses origines, notamment sa modeste maison, à flanc de colline, sur laquelle se déploie « un cerisier sauvage. Le noyau dont il était né avait atterri là bien des années plus tôt, expulsé en vol par une grive mauvis, et une rosée printanière l’avait fait germer sur la chaume du toit… Le cerisier sur le toit était comme un ornement dans les cheveux d’une jeune fille, ou un nuage en fleurs ».

Entre les hivers, apatride, Tönle part de longs mois entreprendre en Autriche-Hongrie des activités diverses (colporteur, mineur, aide-éleveur de chevaux, jardinier, forestier) pour pouvoir ramener de l’argent à son foyer. Il accepte son sort en ne cédant à aucune sirène du désespoir, ne se plaint jamais, et vit chaque moment comme un don miraculeux de la vie. 

Lorsque son amnistie est enfin prononcée en 1904, c’est un homme mûr qui devient berger sur le haut-plateau et verra bientôt les horreurs de la grande guerre bousculer, puis rudoyer son monde et l’affecter jusqu’à être emprisonné alors qu’il est déjà un vieil homme fatigué. Il résistera toujours, ne voulant pas quitter sa maison, ni ne pliera moralement face à la folie meurtrière des hommes qui assiègent de tous côtés le plateau d’Asagio dès 1915 : «  on pouvait être soldat mais se tirer dessus entre pauvres gens pour se massacrer, c’était impossible. ». Il ne renoncera jamais face à l’adversité, comme mu par une morale de la terre qui l’a toujours habité, aussi simple que les montagnes alentour, les chants des oiseaux ou son troupeau de moutons. « Tönle se sentait comme le gardien des biens que tout le monde avait laissés et sa présence était comme un signe, un symbole de vie pacifique opposé à la violence de la guerre ».

L’histoire de Tönle est aussi une saga historique qui relate les événements de la grande guerre d’où l’impression de lire un long roman qui parcourt le temps. Mario Rigoni Stern nous fait entendre que, confronté à l’inacceptable comme à l’impensable, il faut se tenir droit jusqu’à la fin, rester digne et continuer à épouser la poésie du monde qui est en soi, « … le vieillard était certain que les canonnades ne pouvaient pas atteindre le hameau, car Moor formait un bouclier et toutes les maisons se trouvaient dans un angle mort ».

La langue de l’immense écrivain Mario Rigoni Stern caresse les mots avec douceur, grâce et tranquillité : « Dehors, on entendait une chienne aboyer à la lune, mais d’une voix amicale », ou bien : « … la lumière de la lune réverbérée par la neige se répandait dans la pièce, pâle et tamisée, faisant scintiller la gelée blanche des murs comme mille étoiles, si bien qu’on se serait cru couché dans un ciel tiède ». Les mots de Rigoni Stern coulent dans l’espace de notre cœur en filets d’humanité et de contemplation simples, authentiques, qui nous apaisent et nous émeuvent.

Certaines pages, notamment au commencement du récit, nous font songer à l’œuvre majeure de Rigoni Stern, Le sergent dans la neige. Son roman renoue avec souplesse et esthétique avec l’architecture de l’épopée, dans une langue mélodieuse aux vapeurs émouvantes. La nouvelle traduction de Laura Brignon est remarquable.