Histoire de Tönle, de Mario Rigoni Stern traduit de l’italien par Laura Brignon, Éditions Gallmeister, 2023, 128 pages, 8,90€

77. Histoire de Tönle, de Mario Rigoni Stern traduit de l’italien par Laura Brignon, Éditions Gallmeister, 2023, 128 pages, 8,90€ – chronique 1

Au cours et autour des années 1989/1990, l’attrait pour la littérature italienne monta d’un cran de ce côté-ci des Alpes. C’est que les éditions Verdier provoquèrent au cœur d’une collection, « Terra d’altri », une petite avalanche de courts chefs d’œuvre : L’île de Giani Stuparitch et Spaccanapoli de Dominica Rea en 1989, Le registre d’Arturo Loria, Le murmure des oliviers de Giuseppe Bonivari et L’Ange d’Avrigue de Francesco Biamonti en 1990. Ces livres, identifiables à leur couverture d’un bleu tirant sur le gris, s’empilèrent bientôt sur nos tables et dans les rayons de nos bibliothèques. Si différents qu’ils fussent les uns des autres, tous semblaient provenir d’un pareil fonds providentiel et jusqu’alors à peu près inconnu. Ils dispensaient un air revigorant comme soufflé des cimes les plus pures. Ils tenaient d’une ligne claire et d’un sobre lyrisme. Ils venaient combler une soif dont nous n’avions pas conscience auparavant.

L’histoire de Tönle est de ceux-là.

Mais la munificence ne s’arrêtait pas à la prose. Une place non négligeable était accordée aux poètes, comme Mario Luzi, Giorgio Caproni, Attilio Bertolucci ou Vittorio Sereni, qui comptent parmi les meilleurs représentants transalpins. Le ministère de la Culture italien ne s’y trompa d’ailleurs pas, qui décerna à cette collection, « Terra d’Altri », le Prix national de traduction en 1990.

La nouvelle traduction qu’offrent aujourd’hui les éditions Gallmeister de L’histoire de Tönle semble plus fluide que celle des éditions Verdier*. Mais peut-être perd-elle un peu en précision. La première phrase du livre comportait par exemple 4 virgules, pour une seule dans la nouvelle version. Une autre phrase de la première page, traduite en ces termes : « Tu ne vois pas comme elle regarde toujours vers où se lève le matin ? » devient : « Tu ne vois pas qu’elle regarde toujours vers l’aurore ? » Mais la comparaison s’avère rapidement assez vaine tant les deux traductions tiennent l’une et l’autre leurs promesses, dans des registres certes différents. La première édition bénéficiait en outre d’une préface, due à Claude Ambroise, l’un des deux traducteurs, extrêmement éclairante en particulier sur deux points. Le premier touchait aux frontières, autant celles que franchit notre héros colporteur que celles refaçonnées par l’histoire suite à la désintégration de l’empire austro-hongrois. Le deuxième au cadre de ce récit, le plateau d’Asiago, situé entre Vicence et Venise, aux limites de la Vénétie, que l’auteur devait rejoindre après la guerre pour ne plus le quitter. Il y occupa, par une espèce de plaisant hasard objectif, un modeste poste au cadastre.

Il avait peu avant le déclenchement de la guerre rejoint par passion des cimes les chasseurs alpins. Ses livres ne cesseront de se nourrir de cette expérience pour aborder principalement dans ses récits les thèmes de la montagne et de la guerre, dont le magnifique Sergent dans la neige* est l’illustration parfaite.

L’histoire de Tönle Bintarn commence un jour de 1866. Alors qu’il rentre dans son village après avoir écoulé ses marchandises de l’autre côté de la frontière, avec un nouveau chargement sur le dos, il est surpris et reconnu par des douaniers. II parvient à s’échapper mais blesse un des gabelous. C’est le début d’une longue errance, loin des siens, à travers l’Europe et la grande Histoire.

Le proscrit partage tant d’expériences communes avec l’auteur que la dimension autobiographique ne fait rapidement plus aucun doute. Il fut comme l’auteur chasseur alpin. Mais c’est la profonde relation que le héros entretient avec son milieu naturel qui signale Tönle comme un double de l’auteur. Chaque pouce de terrain lui est connu, le mécanisme des avalanches, les passages où la neige est la plus dure pour ne pas laisser de traces, les meilleurs pâturages où faire paître ses moutons pour qu’ils aient belle laine et bonne viande, les clairières où se plaisent les coqs de bruyère et les perdrix des neiges***

Tönle fait équipe un temps avec un pourvoyeur d’estampes, poussant jusqu’en Bavière, puis en direction de Brno, tous deux fins connaisseurs des goûts des autochtones. On n’achète pas les mêmes reproductions de saints ou de paysages que l’on soit natif d’un canton suisse, des bords de l’Elbe ou de l’Oder. Puis il devient tour à tour éleveur de chevaux en Hongrie, jardinier à Prague, avant qu’un armistice ne soit décrété et ne l’absolve.

Chaque hiver, il était revenu chez lui en cachette, retrouver sa femme, ses enfants, ses vieux père et mère. Et répandre sur la table les économies amassées et le fruit de ses ventes. Ou pour acclimater « une variété de pommes de terre qui donna de bonnes récoltes pendant de très nombreuses années ». Il peut alors « enfin se coucher dans son lit […] Le gel avait brodé de fantastiques rideaux sur les vitres, et la lumière de la lune réverbérée par la neige se répandait dans la pièce, pâle et tamisée... »

Quand se déclenche la première guerre mondiale, les hauts plateaux italiens ne sont pas épargnés et deviennent le cadre de violents combats. Tönle choisit d’abord de ne pas quitter sa terre de plus en plus menacée et meurtrie. Avant d’être contraint de repasser les frontières qu’il franchissait jusqu’alors librement. Comme la plupart d’entre elles, et sans faire de rapprochements trop rapides avec l’actualité, cette guerre ne redessina pas seulement les frontières, mais aussi le travail, le destin et la conscience des hommes. Jusqu’au point que Tönle ne reconnaît plus à son retour son village : « L’église était presque entièrement détruite, le clocher démoli par les canonnades, les cloches brisées, et les tombes du cimetière dévastées par les bombes » « Les forêts sciées par les mitrailleuses.» Mais plus que tout, il « vit tout de suite qu’il n’y avait pas de cerisier sur le toit » « “Ce n’est pas ma maison”, pensa-t-il ».

« Un cerisier sauvage. Le noyau dont il était né avait atterri là des années plus tôt, expulsé en vol par une grive mauvis ». « En automne, le rouge pastel de ses feuilles […] était comme une oriflamme qui ennoblissait cette pauvre maison. » C’est ainsi qu’était décrit dès la première page du livre ce frêle symbole d’espérance qui n’avait pas résisté à la folie des hommes, âme vaillante et à l’image de Tönle, opiniâtre et presque irréductible.

*Éditions Verdier, collection « Terra d’altri », 1988, traduit de l’italien par C.Ambroise et S. Zanon Dal Bo.
**Éditions Denoël, 1954. Ce livre est devenu un classique dans son pays, son auteur étant considéré comme une des figures centrales de la littérature italienne.
***Un des livres les plus connus de Rigoni Stern s’intitule La chasse aux coqs de bruyère (Denoël 1964).