75. A travers un verger, de Philippe Jaccottet, éditions Fata Morgana, 1975, réédition en 2011, 56 pages, 11€ – chronique 2
Rhétorique d’un jeu inévitable pour frôler l’invisible et faux-semblants aux accents de vérité sont mélangés dans ce texte en prose poétique de Philippe Jaccottet. A travers un verger effleure ce que sera, durant sa vie de poète, sa recherche hésitante pour aborder l’indicible qui compte plus que ce qui s’exprime. Pourquoi donc ?
Eh bien, parce que le poète ne peut se satisfaire de décrire ce que capte le regard car le rêve, le paysage, la lumière vus n’auront jamais que des teintes qui ne sont pas les leurs dans le souvenir ou leur représentation par des mots qui les étreignent certes, mais les éteignent dans le même temps, les séparent irrémédiablement de qu’ils voudraient devenir ou, plus justement, de ce qu’ils ont été avant de disparaître.
Philippe Jaccottet se lance dans une recherche, ou plutôt une quête, de l’ici là de la chose vue, comme ressentie en elle-même (un absolu donc), que les mots ne peuvent que faire disparaître ou bien vainement interpeller. Ce verger d’amandiers, à peine entrevu, focalise chez l’auteur l’objet d’un passé inassouvi. Il tourne et retourne en tous sens ce dont il pourrait s’agir.
Rhétorique du retirement, ou de l’effacement, pour laisser le verger dans son essence nous faire signe, mais en dire quelque chose c’est tout sauf s’effacer ; au mieux c’est lui rendre hommage mais ne plus vivre ses couleurs en elles-mêmes. Le jeu poétique tue l’objet par lequel il existe, comme le souffle d’un rêve s’étouffe sous les mots qui tentent de le décrire, ou de l’approcher.
C’est ce que nous désigne Jaccottet dans ce texte magnifique et douloureux.
La neige, blancheur consumée dans l’eau qui la porte, est conviée pour dire l’impossible : « un murmure de neige », surprendre ce qui s’éloigne trop rapidement : « rapide lièvre des neiges », ou encore exprimer un voile : « un nuage de neige en suspens », ou bien un carcan : « l’âme enveloppée de neige ».
Rien n’y fait… Philippe Jaccottet nous raconte « qu’il voulait seulement interroger un verger, et le visage entrevu plus tard au travers » mais, en fait, désirait-il autre chose que devenir cet au travers qui le tarabuste tant ? Devenir l’âme du verger d’amandiers à l’instant disparu. Pour Jaccottet, et c’est ce qui établit la singularité émouvante de son œuvre, l’âme de la chose vue est la chose elle-même, il n’y a pas de dissociation, comme si on pouvait revivre les images d’un rêve disparu dès le réveil. Seul le souvenir flou et, parfois, le manque d’une partie fantôme de soi-même, comme effacée par l’éveil, subsiste.
Les faux-semblants malicieux, souvent en forme d’interrogation, se tournent et se retournent en tous sens (je me répète sciemment !) pour approcher une impossible vérité : « Clefs blanches, tournez dans ce mur opaque », ou « Qu’est ce qui naît à la rencontre du ciel et des yeux ? », ou encore « Une conciliation entre les hommes du proche et ceux du lointain se laisse-t-elle concevoir ? ».
Jaccottet fait mine de ne pas connaître ce qu’il fait semblant de croire, à savoir que les mots jouent à être ce qu’ils ne sont pas pour devenir ce qu’ils ne pourront jamais être : une contrepartie exacte de l’âme, mouvements parfaits d’une unité éclatée qui danserait sous nos yeux.
A travers un verger est un texte sensible et bouleversant, comme l’est Paysages avec figures absentes. Il condense l’amour exigeant, cruel et déchirant, que Jaccottet porte aux anges de nos silences étourdissants quoiqu’on en dise.
« Qui, si je criais, qui donc entendrait mon cri parmi les hiérarchies des anges ? Et cela serait-il, même, et que l’un deux soudain me prenne sur son cœur : trop forte serait sa présence et j’y succomberai… » écrivait Rilke au début de sa 1ère Elégie de Duino.
Philippe Jaccottet se présente dans A travers un verger comme déguisé en oracle d’un ange déçu de ne pas pouvoir l’entendre crier plus fort… C’est une incantation magnifique, faussement désespérée, pour nous faire écouter la musique de l’âme poétique en mouvement.