74. À travers un verger, de Philippe Jaccottet, Fata Morgana, 1975, réédition en 2011, 56 pages, 11€ – chronique 1
Nous n’avons jamais saisi autrement un livre de Philippe Jaccottet qu’avec une sorte d’appréhension. Serions-nous assez désencombrés, en ces instants-là, nettoyés de tout bagage inutile, pour côtoyer une langue à la fois simple et sobre, en apparence, mais habitée d’un si indicible mystère ? Si nous ne craignions de passer pour ridicules, nous pourrions parler presque de mysticisme de la lecture, comme lui avait l’impression, écoutant Bach, de saisir la robe d’un Dieu disparaissant.
Si nous l’aimions tant, c’était aussi pour la rigueur et la hauteur de ses critiques et chroniques poétiques, à mille lieux de toute flatterie. En particulier dans L’Entretien des muses(1), recueil d’articles consacrés aux poètes de son temps, il s’autorisait non seulement la vérité, mais la sévérité, à l’égard de Michel Deguy par exemple, ce dont la jeune garde de la poésie lui tint longtemps rigueur, à tel point qu’il a pu être exclu de certaines anthologies de référence, comme celle d’Yves di Manno et Isabelle Garron(2). Il était de bon ton de proférer aux alentours des années 80 qu’il était le poète des petites fleurs et des chants d’oiseaux. Combien de fois ne nous sommes-nous pas heurtés à un procès en mièvrerie ou néo-romantisme, nous qui l’adulions dans toute l’étendue de sa palette. On lui préférait Bonnefoy, son rival et ami, qui avait défendu Anne-Marie Albiach, traduisait Shakespeare, était l’héritier de Jouve, ou Dupin, plus combatif, plus tourmenté, tous deux excellents poètes au demeurant.
Quant à Jaccottet ses influences étaient plutôt à trouver du côté de la Suisse romande, de Roud où Crisinel, dont il trace des portraits absolument éblouissants. Il aura négligé les grandes figures du XIXe, la sensualité baudelairienne, la révolte rimbaldienne, l’hermétisme symboliste de Mallarmé, au profit du réel le plus prosaïque, de la présence aux choses et aux paysages, à la lumière, à la neige, se tournant vers des poètes plus contemporains, ou plus anciens (Homère, les maîtres du haïku, Gongora, ou Mandelstam et Ungaretti). Avant que chacun, ou presque, ne se rende à l’évidence, la publication en Pléiade aidant, la flagrance prévalant.
Jusqu’à en faire avec Michaux le poète le plus étudié du XXe siècle, avec son cortège de thèses, d’articles, de moult mémoires, d’ouvrages critiques…
Mais Jaccottet n’est pas que ce poète impeccable, du moins pas exclusivement dans ses recueils de poèmes. Outre son œuvre de traducteur que nous avons déjà abordée sur ce site(3), ses textes sur de nombreux peintres, de Poussin à Morandi, sont admirables de clairvoyance et de tact, comme Barthes a pu qualifier la touche de Cy Twombly.
Quant à ses notes, réunies sous le beau titre de La Semaison(4), elles constituent avec les textes courts de Gracq(5) et Ostinato(6) de Louis-René Des Forêts le triangle d’or du fragment littéraire français.
On a pu accuser aussi Jaccottet de se situer résolument à l’écart de tout. En retrait de la vie parisienne comme des grands conflits et des débats politiques qui agitèrent, comme en tout temps, le monde. Pourtant il écrit : « À de certains moments[…] ils [les mots] me font horreur ; et moi à travers eux, qui continue à m’en servir : cette façon d’être assis à une table, le dos tourné aux autres et au monde ». C’est oublier aussi que son deuxième livre publié, Requiem(7), après l’introuvable et renié Trois poèmes aux démons, est le tombeau de jeunes maquisards tués dans le massif du Vercors par les Allemands. Les photos qu’il en avait vu l’avaient révulsé, révolté, « ces scènes que nous autres, à l’abri de nos frontières(8) n’avions pu jusqu’alors, tout au plus , qu’imaginer » écrit-il dans la postface.
Or on y lit aussi ces vers, parmi les premiers donc qu’il ait écrits, déjà marqués par les ombres et la lumière de la poésie qui sera la sienne : « Vergers tremblants, ruchers d’une obscure lumière :/c’est l’heure où s’abandonne à la limpidité /la terre transparente. »
Ce petit livre, À travers un verger, relève du récit poétique, méditatif, d’une facture dont il a toujours usée avec bonheur, comme déjà dans Promenade sous les arbres(9), Paysages avec figures absentes(10) ou plus tard Beauregard(11).
Rare, soit dit en passant, un recueil où les gravures se fondent aussi bien avec le texte, avec une telle pertinence, comme un cas d’école. Même simplicité apparente, même sûreté un peu tremblée du trait dans les lavis de Tal-Coat(12) que chez le poète.
Tout vient de ce que l’auteur a longé un jour un verger d’amandiers en fleur sur le flanc d’une colline, en se disant qu’il fallait en retenir l’image et la leçon, mais quelle leçon ? Le temps a passé, reste le souvenir, « déjà trop vague, presque effacé ».
« Il ne me reste plus dans la mémoire qu’un brouillard à peine blanc, en suspension au-dessus de la terre encore terreuse ». « mais « blanc » est déjà trop dire. »
Il interroge donc ce souvenir, « cette sorte d’ébullition fraîche », blancheur qu’il ne peut définir avec justesse, sans mentir ni trop en dire. Mais bien avec cette brassée de mots, tous pesés, cette ferme résolution de conquérir, ou ramener à la réalité de la langue cet irréductible petit fortin visuel. On imagine les mêmes scrupules chez Bonnard quand il peignit son dernier tableau, « l’amandier en fleurs », confronté au mystère de la représentation, piquetant de bleu tout ce blanc plumage s’ébrouant dans l’air. On voit bien, dans ce petit format comme l’est aussi le livre de Jaccottet, que tout ce blanc n’est pas que du blanc. « Essaim, écume, neige : les vieilles images reviennent”.
C’est ainsi que ce poète de la ferveur et de la grâce n’a cessé de mesurer la déperdition de la parole poétique : « Je me redresse avec effort et je regarde :/il y a trois lumières, dirait-on./Celle du ciel, celle qui de là-haut/s’écoule en moi, s’efface/et celle dont ma main trace l’ombre sur la page(13).
Et dans ce texte : « Il fut un temps où quelques mots simples auraient suffi à dire cela ». C’est que le poète s’assigne aussi comme mission de redonner aux mots les plus dévalorisés, usés, leur plein sens et leur primitive beauté. Comme si nous les entendions ou les lisions pour la première fois, comme si une certaine lumière suffisait à restituer leur lustre initial. Et que pour cela ils s’attachent aux choses les plus fragiles, au plus modeste véhicule : quelques pétales vite emportés par le vent.
Dans un deuxième mouvement, qui suit la découverte, le ravissement, la lente infusion dans les mots, voilà que se transforme la vision en une manière de don, de présent accordé « comme au voyageur un verre d’eau ». « Nul qui n’en soit plus ou moins touché comme d’un signe favorable ».
Une invitation. Le poète nous incline à la contemplation, à un respect émerveillé, pour que s’instaure une rêverie, une dérive, mais vers quoi ? À chacun sa réponse.
S’ensuit une interrogation sur la fonction de l’image en poésie. « Méfie-toi des images […] Peut-on jamais savoir si elles mentent, égarent, ou si elles guident ? » Nulle prétention d’écrire un Art Poétique, Jaccottet médite plus qu’il n’affirme. Mais il ne faut pas oublier que cette poésie, et celle qui naquit grosso modo au sortir de la guerre, s’est écrite en réaction au surréalisme, à ses étincelles, fulgurantes et parfois faciles images, sans que cela n’ôte rien à la grandeur de ce mouvement, et des œuvres impérissables qu’il produisit.
(1) Gallimard, 1968
(2) Un nouveau monde, Poésies en France 1960-2010, Flammarion, 2017
(3)https://signets-chroniques.com/2022/11/22/30-lhomme-sans-qualites-de-robert-musil-collection-points-seuil-tome-1-traduction-de-philippe-jaccottet-reedition-de-2011-799-pages/
(4) Gallimard, 1984
(5) Lettrines 1 et 2, Carnets du grand chemin, Corti, 1967, 1974 et 1992
(6) Mercure de France, 1997
(7) Fata Morgana, 1991, page 37. Précédemment paru chez Mermod en 1947.
(8) Celles de la Suisse, où Jaccottet naquit en 1925 à Moudon
(9) Mermod, 1957
(10) Gallimard, 1970
(11) Maeght, 1991, repris chez Gallimard, 1994
(12) Le domaine de Kerguehennec, dans le Morbihan, présente dans un site merveilleux une remarquable collection d’œuvres de ce peintre, dont d’admirables petits formats.
(13) À la lumière d’hiver, Gallimard, 1977, page 65, version substantiellement remaniée d’un poème dans Chant d’en bas, Payot, 1974, page 35