72. Le lièvre de Vatanen, d’Arto Paasilinna, traduit du finnois par Anne Colin du Terrail, Folio 2016, 224 pages, 8,10€ chronique 1
Nous sommes en 1975. Le film de Michelangelo Antonioni, Profession : reporter, est présenté au Festival de Cannes. C’est un chef-d’œuvre.
Il conte l’histoire d’un journaliste qui découvre dans la chambre voisine (l’hôtel est perdu au milieu du désert africain) le corps sans vie d’un confrère qui lui ressemble. Saisissant cette impulsion du hasard, en quête d’une nouvelle vie, il va usurper l’identité du mort et s’inscrire dans ses pas. Il abandonne par là même le patronyme de Locke, choisi à dessein par le cinéaste en référence au philosophe empiriste John Locke, un de ceux qui a le plus disserté sur la liberté humaine.
Après bien des péripéties, il rejoindra un hôtel sur la place d’un petit village espagnol. La fin donne lieu à l’un des plus longs plans-séquences de l’histoire du cinéma, et l’un des plus complexes, la caméra finissant par franchir inexplicablement les grilles étroites de la chambre où Locke vient de trouver la mort.
La même année paraît en Finlande Le lièvre de Vatanen. Il sera traduit dans plus de trente langues. Et sans concurrencer les ventes de la Bible ou du Coran, ce sera un succès mondial. Sur le seul sol finlandais, Paasilinna vendra plus de livres que le pays ne compte d’habitants. Il y faisait figure de héros national débonnaire, de nombreux cars étant affrétés pour que les écoliers puissent aller voir le brave colosse taillé comme le bûcheron qu’il était avant d’écrire. A noter encore qu’il fait indéniablement partie des auteurs qui ont trouvé leur voix française, en la personne de Anne Colin du Terrail. Elle lui restera indéfectiblement attachée, rendant admirablement l’ambiance des romans du prolifique écrivain finlandais et les subtilités, la souplesse et la concrétude de la langue finnoise. Il faut l’entendre parler de la rigidité de la langue française comparativement au finnois, ou des mots impossibles à traduire, comme : « “Löyly”, la vapeur d’eau qui s’échappe des pierres chaudes du sauna quand on jette de l’eau dessus. »
C’est ainsi que nous faisons la connaissance de Vatanen. Dans une voiture qui traverse mollement la forêt finlandaise se trouvent réunis un reporter et un photographe, « blasés, fatigués », revenus de tout. Leur portrait évoque assez précisément celui de Locke. Ils sont parfaitement silencieux et totalement indifférents « à la beauté du soir ». Soudain la voiture heurte un jeune lièvre. Vatanen descend, suit les traces du petit animal blessé et s’enfonce dans les bois. Que se passe-t-il quand il prend le levraut dans ses bras, quel déclic, assez comparable à celui de Locke devant le corps de son voisin ? Le fait est que c’est le début d’une aventure merveilleuse, d’une fable écologique, d’un incroyable périple qui conduira notre héros jusqu’au Cercle Polaire.
Quand on lit la façon dont Vatanen
s’occupe du petit lièvre, nous arborons le sourire béat de nos lectures d’enfance. Nous sommes sous l’emprise du ravissement, aux deux sens du terme : heureux et emportés. La tendresse qu’il voue à son protégé est inversement proportionnelle à celle désormais éteinte pour sa femme. Il suffit qu’il repense à cette dernière pour s’enfoncer plus profondément dans les bois. « La forêt bruissait joyeusement, Vatanen chantonnait une vieille ballade. Les oreilles du lièvre dépassaient de la poche de sa veste.»
Ses aventures sont si nombreuses et captivantes qu’elles s’enfilent comme les perles d’un collier magique. Elles le conduiront au bord d’un lac où il pêchera et palabrera avec un vieux commissaire, haut en couleur et infiniment truculent à l’instar de la plupart des personnages que le destin mettra sur sa route. Puis il combattra un incendie historique, fera traverser les marécages à une vache et son jeune veau, luttera contre un corbeau pilleur de nourriture, poursuivra un ours qu’il abattra en terre soviétique sur les bords de la mer Blanche, avant d’être arrêté par les autorités caréliennes.
Ce livre merveilleux et généreux est tout entier une ode à la nature souveraine et à ceux qui l’habitent, bêtes, arbres, et des hommes pour certains affligés des manies les plus bizarres ou animés d’une douce folie. Seules les personnalités officielles, du clergé de l’armée ou de la diplomatie, sont tournées en ridicule. Au beau milieu, comme la licorne dans sa tapisserie, le lièvre fait figure d’emblème, de gri-gri, de sésame ; il suffit que son petit museau apparaisse pour que chacun succombe à son charme.
Quand les autorités russes, bonasses et compréhensives, restitueront notre héros et son lièvre à leurs homologues finlandais, ceux-ci choisiront de les incarcérer au regard des multiples et prétendus manquements à la loi qui ont jalonné leur parcours. Nanti du même don que le Passe-Muraille de Marcel Aymé, tant son besoin de liberté est infini, Vatanen, « avait traversé, le lièvre dans les bras, le mur qui séparait sa cellule de la cour intérieure de la prison, l’avait parcourue jusqu’au mur d’enceinte qu’il avait également traversé pour se retrouver libre. » Reproduisant en cela une prouesse aussi inexplicable que le dernier plan-séquence de Profession : Reporter.