71. Julius Winsome, de Gérard Donovan, traduit de l’anglais par Georges-Michel Sarotte, Points poche, 2021, 248 pages, 7,20€
Forêt, neige, chasse, tempête, enquête, vengeance, attentes, poursuites, solitude, nuit, sont les éléments qu’utilise Donovan dans son imaginaire littéraire pour camper son récit. Si on y ajoute les trois-mille-deux-cent-quatre-vingt-deux livres légués au principal protagoniste, Julius Winsome, par son père, ses expressions shakespeariennes qui lui viennent à la bouche comme de l’eau glacée : « vous êtes maillés de sang, vous êtes pollu » ou bien « tu t’es embusqué pour tirer et ton compain est un capon… », sa maison en bois où il vit depuis cinquante ans au milieu de nulle part, l’assassinat de son chien, Hobbes, et la féérie sauvage de la région du Maine, proche du Canada, « le Maine, étoile blanche qui scintille à partir de novembre et domine un coin de ciel glacial. Seules les phrases courtes et les longues pensées peuvent survivre en ce lieu », ce roman policier à l’écriture très littéraire prend une dimension cosmique où même les loups s’égarent tant ils sont éblouis par la vitesse vertigineuse des clignotements de fureur dans une bourrasque qui emporte tout sur son passage.
C’est un récit marquant au froid pénétrant. Gérard Donovan entremêle savamment les événements avec extrême douceur et violence calculée. Les épisodes du roman s’enchaînent les uns aux autres de façon à ce qu’aucun mot, autre que le vocabulaire métaphorique de Shakespeare, ne puisse les décrire ou les suivre. Des images enneigées « débagoulent » dans le ciel des yeux, des impressions au fer rouge se dérobent sous le regard, des piques effilés comme le tracé de balles dans le vent jaillissent de cette fiction étourdissante. Les paysages endormis s’éveillent à l’orée de l’hiver pour se déchaîner dans un rêve tourbillonnant, hallucinatoire, dont le lecteur se souviendra longtemps.
Le paradoxe entre le calme, la culture littéraire, la quiétude de Julius et sa brusque folie meurtrière ciblée nous surprend et nous tétanise car elle surgit aussi déterminée qu’inattendue. Sans doute est-elle à rechercher du côté de sa peine inconsolable, de son doute sur une trahison possible, de la culpabilité qu’il nourrit vis à vis de sa mère, « c’est une personne que j’ai tuée en naissant… Si l’amour laisse une trace, ai-je dit, elle est toujours avec moi. Sinon, il ne me reste plus rien d’elle », ou, peut-être aussi, du souvenir de ses père et grand-père, si doux et paisibles, mais qui ont connu l’enfer des guerres européennes.
Julius Winsome s’abandonne peu à peu à l’ivresse du déchirement et des représailles aveugles face au meurtre de son chien, « … je suis resté dans la clairière qui se tapissait de blanc, levant les yeux vers les fragments de nuit découpés par les flocons ». Dans une langue déliée, simple, imagée dont les traces s’incrustent dans l’esprit comme des empreintes que ne peut recouvrir aucune neige, Gérard Donovan plonge le lecteur aux confins d’une nuit polaire sans horizon.
La bascule de Julius Winsome est irréversible et va crescendo jusqu’à ce qu’il devienne un tueur en série. Cependant, l’auteur fait entendre que le contour de cet acharnement à tuer, pour inéluctable qu’il soit, est fragile et chaotique. Julius est à sa manière étranger à lui-même, comme Meursault l’était dans le plus célèbre des récits de Camus.
Ce n’est pas le vide qui habite Julius, mais un trop plein de mots sans respiration qui l’anime. « Je respecte ton esprit sacré, ainsi que celui de ton compain, le flanqueur. Mais j’ai été contraint de vous récolter » déclamera-t-il tel un acteur shakespearien sur une de ses scènes de crimes.
Le lecteur avance à l’aveugle, désorienté, tenu en haleine jusqu’au bout par l’empathie qu’il ressent curieusement pour le meurtrier. Le dénouement final ne sera pas celui qu’on attendait, comme l’humour qui surgit parfois, « Il est tombé comme des carottes s’échappant d’un sac éventré » nous interpelle et nous laisse bouche bée.
Un superbe roman au suspense incroyable et aux images inoubliables !