70. Paludes, d’André Gide, folio, 2021, 148 pages, 6,20€ chronique 2
Une sotie est une farce satirique et allégorique, jouée par des acteurs en costume de bouffon nous apprend le dictionnaire. Ce n’est pas un hasard si André Gide qualifie ainsi Paludes, une de ses premières œuvres, publiée en 1895, et une de ses plus originales, trop méconnue de nos jours.
Récit saugrenu, humoristique, sur l’écriture d’un hypothétique livre dont le titre serait Paludes ou « Polders », mais aussi récit moderne au style vibrionnant et au contenu subversif pour l’époque et, sans doute, aujourd’hui encore !
En effet, Paludes prend le contre-pied de la fiction classique pour raconter une histoire qui ne se raconte pas vraiment car sans matière autre que le questionnement sur la nature de ce que pourrait signifier relater quelque chose plutôt que rien.
D’emblée un jeu se met en place dans lequel Gide convie le lecteur en principal témoin de ce qu’il ne devrait pas connaître : l’arrière-cuisine de la création littéraire, plantée en décor brinquebalant avec ses doutes, ses interrogations, ses imperfections. André Gide devient alors l’instigateur d’un roman singulier dans lequel l’objet narratif se trouve à l’extérieur du récit par la simple interpellation directe du lecteur : « Avant d’expliquer aux autres mon livre, j’attends que d’autres me l’expliquent… ».
Récit enjoué, hirsute, comme ébouriffé, avec des phrases en forme de lianes qui incitent le lecteur à jouer les tarzans dans sa jungle personnelle de références tous azimuts.
Récit philosophique aussi par cette farce permanente où les acteurs sont les lecteurs devenus des sortes de bouffons aux pensées provoquées : « Quand un philosophe vous répond, on ne comprend plus du tout ce qu’on lui avait demandé ». Cette assertion en elle-même ne signifie rien de bien rationnel car d’une part, on peut répondre sans que rien ne soit demandé, comme d’autre part, pourrait-on rajouter, il n’est nul besoin de comprendre ce qu’on demande pour questionner qui que ce soit. Pourtant, cette assertion nous fait revêtir une espèce de costume de bourgeois gentilhomme qui interroge l’inutile et se consulte inutilement, ce dont Gide se délecte avec humour tout au long de sa sotie. Il bouscule gentiment les codes littéraires de la fin du dix-neuvième siècle pour tenter de passer de l’autre côté du miroir, là où, à bien y regarder ne subsiste que la vie à savourer.
L’humour est la politesse du désespoir écrivait Boris Vian. Pour Gide, l’humour est certes une politesse mais plutôt tournée vers l’espoir d’un changement des mentalités. Dans son précieux Journal, comme dans ses œuvres majeures que sont les Faux-monnayeurs (son unique roman comme il l’énonçait lui-même) ou les Caves du Vatican (autre sotie décapante et merveilleuse), Gide s’oppose toujours à l’ordre moral établi pour proposer la liberté de vivre selon sa propre conscience. Il y a une forme d’anarchisme bienveillant chez Gide, teintée d’une forme d’aristocratisme de la posture, pour entrouvrir les portes étroites de l’insoumission, source inépuisable d’invention et de liberté retrouvées.
Dans Paludes, se mélangent l’absurdité poussée à son comble de l’immense Calvino, la gravité d’un Pirandello lorsqu’il écrit six personnages en quête d’auteur, l’humour trompeur d’un Boris Vian, l’écriture chirurgicale d’un Robbe-Grillet, comme la spontanéité travaillée d’un André Breton.
Paludes est clairement à l’origine de la croisée de chemins littéraires novateurs et avant-gardistes. C’est une pépite en chocolat littéraire : elle fond en procurant à l’esprit énergie, plaisir et gourmandise !