69. Paludes, d’André Gide, première publication en 1895, réédité dans la collection Folio, 2021, 148 pages, 6,10€ chronique 1
« -Salut. Tu écris ?
-Oui. Et toi ?
-J’écris Pintades.
-Ah !
-Tu as lu Paludes ?
-Bien sûr.
-De quoi ça parle ?
-Ben…il y a le désir…rompu…de porter ses idées jusqu’au bout… »
On trouve ces lignes dans Pintades*, de René Nicolas Ehni, qui comme souvent chez lui ne ressemble à rien. Tout au plus à un journal, qui constitue comme il le dira dans une interview la « caricature de ces gens que je rencontre à Paris au cours de dîners en ville ». Il passe donc le plus clair de son temps à interroger les personnes qu’il rencontre pour savoir s’ils ont lu ou non Paludes.
Ehni, qui fut dandy et un peu Hussard, comme on appela les disciples de Roger Nimier et Michel Déon, défendit le dialecte de sa région natale, le Sundgau, se convertit à l’orthodoxie en 1980 et s’établit en Grèce, où il se maria. On peut voir sur le net un beau documentaire, Le mariage de Nicolas**, où il apparaît sous les traits d’une espèce de pope rigolard.
Qu’un auteur de cette trempe, stylé et rabelaisien, aux antipodes de l’écriture et du maintien souvent corsetés de Gide, auteur célèbre de La gloire du Vaurien*** ou de Babylone vous y étiez, nue parmi les bananiers****, ait rendu un tel hommage, forcément décalé, à Paludes, voilà qui avait de quoi nous réjouir, et légitimer cette introduction. D’autant qu’il nous a quitté l’année dernière – façon, ici, de le saluer !
Il est dit aussi que Cocteau n’écrivit plus six mois durant tant la lecture de Paludes l’avait impressionné. Barthes tenait ce livre en très haute considération. Quant à Nathalie Sarraute, qui savait ce dont elle parlait, elle le qualifia de « vrai nouveau roman ».
De plus, dans cette énumération : « Regardons ! Regardons ! Regardons ! que vois-je ?
-Trois marchands de légumes passent.
-Un omnibus déjà.
-Un portier balaie devant sa porte.
-Les boutiquiers rafraîchissent leur devanture.
… ».
Impossible de ne pas voir, près d’un siècle en amont, le prélude de Tentative d’épuisement d’un lieu parisien*****, de Georges Perec.
On considère donc à bon droit Paludes comme un des premiers récits résolument modernes, venu de nulle part, même si Gide le qualifie de sotie, sorte de farce pratiquée au Moyen Âge. Gide, alors âgé de 25 ans, y narre d’un ton léger, badin et désinvolte, les mésaventures d’un narrateur occupé à écrire Paludes, centré sur les activités plutôt fluctuantes de Tityre, lointain descendant d’un héros virgilien des Bucoliques. Il vit solitaire dans une tour, au milieu des marais. Il se nourrit de « vers de vase », qui abondent en ces contrées et permettent de s’acclimater à la « fièvre maligne » vernaculaire. Comme Pintades, il s’agit d’une satire du marigot littéraire de l’époque.
Un mot sur l’épigraphe énigmatique : « Dic cur hic. » Elle se veut amusante dans ses consonances, trop sérieuse pour être honnête, et l’illustration ironique d’un possible dialogue platonicien, une espèce de mystère, de sophisme, de portique par lequel il faudrait passer pour accéder au livre. En quelque sorte, une petite épreuve initiatique en ouverture de la lecture, et le signe d’appartenance à une certaine confrérie.
Le narrateur fréquente Angèle, « n’ayant jamais fait avec elle que de petits simulacres anodins. » Dans son salon, au milieu de discussions oiseuses et de vaines arguties débitées d’un ton docte, émaillées de citations latines cousines de l’épigraphe, des choses sont dites tout de même, en particulier par Barnabé, le moraliste, s’adressant au narrateur : « Vous voulez forcer les gens à agir parce que vous avez horreur du stagnant ». C’est vrai que notre romancier en herbe semble animé de l’ardent désir de bouger, voire d’agir. D’où le commentaire acerbe sur un petit ventilateur : « Je vous demande un peu ce que signifiait votre petit ventilateur ! D’abord rien ne m’agace comme ce qui tourne sur place. »
Et lorsqu’il entreprendra de partir en voyage avec Angèle, tout enflammé d’un souffle lyrique qui la parera de nouveaux attraits, ils n’iront pas plus loin que Montmorency, contraints par une averse de se réfugier dans une grange !
Et puis, sans qu’elle soit frontale, ni bien évidente, se distille de loin en loin dans ce petit monde une forme de contemption de la normalité. « L’homme normal nous importe peu ; j’aimerais dire qu’il est supprimable – car on le retrouve partout. »
Or dans un poème, certes adressé à Angèle, on peut lire : « Nous ne sommes pas /Chère, de ceux-là/par qui naissent les fils des hommes ».
Et plus loin : « Angèle ! Angèle ! […], Auriez-vous donc un peu compris mon angoisse ? »
Il y a enfin cette allusion à Biskra, « où tout est partout disponible ». Si bien que nous nous autorisons à formuler que Paludes annonce d’une certaine manière Corydon, essai que Gide consacra à l’homosexualité et à la pédérastie, d’ailleurs sous forme de dialogues socratiques. Aussi parce que Corydon est le nom d’un berger dans les Idylles de Théocrite et… Les Bucoliques de Virgile. Quant à Biskra, les souvenirs de ses séjours ont non seulement alimenté Paludes, mais aussi Les Faux-Monnayeurs, L’Immoraliste, Les Nourritures terrestres, et surtout Si le grain ne meurt, où se dévoilent avec crudité les pratiques sexuelles auxquelles il s’adonna, pour le moins contestables, et qui le révélèrent à lui-même, dans les sables et la touffeur des paysages africains qui ne cessèrent par la suite de lui apparaître comme un âge d’or et un paradis perdu.
*Christian Bourgois Éditeur, 1974
**De Gisèle et Luc Meichler, 1992
***Julliard, 1964
****Christian Bourgois Éditeur, 1971. Un titre qui, comme ceux des romans de Vian, n’a aucun rapport avec son contenu !
*****Christian Bourgois Éditeur, 1982