Les Pérégrins, d’Olga Tokarczuk, traduit du polonais par Grazyna Erhard, Le Livre de Poche, 2021, 544 pages, 8,70€

68. Les Pérégrins, d’Olga Tokarczuk, traduit du polonais par Grazyna Erhard, Le Livre de Poche, 2021, 544 pages, 8,70€

Quelle bonne idée ont eu-là les autorités polonaises ! Le lendemain de l’attribution du Prix Nobel de Littérature 2018 à Olga Tokarczuk, la ville de Wroclaw où elle réside rendit les transports publics gratuits à toute personne présentant un livre d’Olga Tokarczuk.

Le titre “Les Pérégrins” fait référence à une secte du même nom qui apparut en Russie au XVIIIe siècle. Elle enjoignait à ses adeptes de ne jamais demeurer au même endroit sous peine de devenir plus vulnérables aux attaques de Lucifer. « Pour ne pas être épinglé comme un insecte. » « Balance-toi, remue-toi ! Bouge. Y a que comme ça que tu pourras lui échapper. Celui qui dirige le monde n’a pas de pouvoir sur le mouvement. Il sait que notre corps en mouvement est sacré. Quiconque s’arrête de bouger sera pétrifié. » comme le préconise et l’affirme l’une de ses zélatrices.

Le livre commence au seuil de l’enfance : « j’ai cinq ou six ans […] ce soir-là, j’ai senti d’une manière palpable l’extrême bout du monde. Je l’ai trouvé tout à fait par hasard, sans le vouloir, pendant que je jouais dans ma chambre. » On repense inévitablement au Voyage autour de ma chambre, de Xavier de Maistre, qui écrivait « Je suis sûr que tout homme sensé adoptera mon système, de quelque caractère qu’il puisse être[…]il peut voyager comme moi. Il n’en est pas un seul[…]qui puisse, après avoir lu ce livre, refuser son approbation à la nouvelle manière de voyager que j’introduis dans ce livre. »*

Car il s’agit bien d’une nouvelle philosophie du voyage et de ses à-côtés à laquelle nous convie Olga Tokarczuk.

S’ensuit dans le deuxième texte son « premier voyage. Je l’ai fait à pied, à travers champs[…] J’ai d’abord traversé tout le parc, puis – par des chemins vicinaux, à travers des champs de maïs et des prés gorgés d’eau, parsemés de boutons-d’or et quadrillés de rigoles de drainage – j’ai poussé mon expédition jusqu’au fleuve. » Manière de mesurer, d’emblée, combien ce style est fluide, au service des descriptions les plus agrestes et les plus lumineuses qui soient, comme saisis dans la cire de mots transparents et vivifiés. Il règne alors dans ces pages une qualité de silence et d’éternité que l’on ne retrouve que chez quelques écrivains romantiques.

C’est en contemplant le fleuve Oder qui passe à portée de la ville de son enfance qu’elle prend conscience « que ce qui est en mouvement -en dépit de ses dangers- sera toujours meilleur que ce qui est immobile. » Un peu plus loin elle confie : « Mon énergie me vient du mouvement : des vibrations des autocars, du vrombissement des avions, du roulis des trains et des ferries. » Ces premières pages sont aussi l’occasion, au gré de ses nombreux déplacements, d’un autoportrait en creux non dénué d’humour : « je ne suis pas très grande et j’ai un corps bien agencé, comme un sac de voyage soigneusement rangé, ce qui – pour diverses raisons – est très pratique. » Un humour constant dont elle ne se départira pas.

Même si quelques récits assez longs, entrecoupés de courtes notules, parcourent ce livre inclassable, la plupart des nombreux fragments autonomes dont il est constitué sont assez brefs : portraits de pérégrins ; considérations sur les temps censément différents selon que l’on soit sédentaire ou nomade, traverse de larges plaines ou fasse du saute-moutons d’île en île ; activités inattendues dans des aéroports qui reproduisent des villes et qui à terme pourraient bien les remplacer ; auberges de jeunesse dont on devrait ouvrir les portes à tous ; points de vue philosophiques sur la supériorité de la raison intuitive sur la raison logique. Etc. Certains de ces récits parmi les plus courts ont la densité et la portée de ceux de Marcel Cohen.

Ces pages, comme les cartes qui de loin en loin les illustrent, baignent dans un constant climat d’étrangeté. Un peu pareilles à la description qui est faite du Péloponnèse qui a « la forme d’une grande main maternelle, sans aucun doute, une main inhumaine ». De même que la thématique récurrente et essentielle concerne l’anatomie, générale ou tératologique, qu’elle s’attache à des collections baignant dans du formol, à la douleur du membre manquant, au prélèvement du cœur de Chopin ou à la figure d’éminents spécialistes, célèbres ou inventés. Cette façon d’aborder le corps humain, comparable à l’originalité et à la pertinence des métaphores qui touchent juste et toujours surprennent, est révélatrice de l’art d’Olga Tokarczuk qui s’empare toujours d’un sujet par un côté inattendu. Ici donc notre enveloppe et consistance charnelles, habitacle premier de nos pérégrinations avant qu’elles n’empruntent d’autres moyens de locomotion. On en revient à la maxime de Protagoras: « l’homme est la mesure de toute chose. »

« En fait, aucun mouvement n’existe. Comme la tortue du paradoxe de Zénon, nous n’avançons vers nulle part, nous ne voyageons qu’à l’intérieur d’un moment, et il n’y a aucune fin ni but. » Que ces paroles soient prononcées à Éleusys, lieu mythique des mystères insondables, n’est évidemment pas anodin. Il s’agit ni plus ni moins que de lever les contradictions entre mobilité et immobilité, contemplation et action, entre la vie et la mort suspendue et magnifiée par la plasturgie mortuaire. Et d’instituer les voyages quels qu’ils soient comme la condition même et l’essence de l’existence, l’ivresse de la vie. Auteur aussi d’une inoubliable Invitation au Voyage, Baudelaire dans le Spleen de Paris ne disait pas autre chose : « Pour n’être pas les esclaves martyrisés du Temps, enivrez-vous sans cesse ! De vin, de poésie ou de vertu, à votre guise.»

*Œuvres complètes, Garnier Frères, 1911, page 6
**Le Spleen de Paris, Enivrez-vous, Bibliothèque de la Pléiade, 1954, page 338