67. Tantôt, tantôt, tantôt, de Virginie Poitrasson, éditions du Seuil, collection Fiction et Cie, 2023, 142 pages, 17€ Chronique 2
Longtemps la littérature française s’est construite autour de courants. Les nombreux ismes qui ont jalonné son histoire lors des siècles derniers portenttémoignagedu refus comme de l’influence des mouvements précédents ou concomitants. Il semble depuis le surréalisme et le dadaïsme que cette pratique se soit perdue et que les approches critiques s’effectuent aujourd’hui davantage sous l’angle générationnel. Quand l’épuisement des genres traditionnels et l’éclatement des parcours individuels le permet encore. Ainsi, à lire le dernier livre de Virginie Poitrasson, si singulier et inventif qu’il soit, si neuf et bouleversant, dynamitant et dynamisant les genres littéraires, on ne peut s’empêcher de le rapprocher des nouvelles écritures contemporaines de Véronique Pittolo, Élisabeth Jacquet ou Emmanuelle Pireyre par exemple. Nous serions bien en mal de définir ici le genre que ces autrices trop négligées par la critique abordent : ni poème, ni récit ou roman a fortiori, ni essai ou confession, mais bien tout cela à la fois, avec une liberté, un ton parfois candide ou malicieux, qui a ouvert de nouveaux territoires formels et dont on n’a pas encore fini de mesurer la portée.
Tantôt, tantôt, tantôt. Ce titre n’est pas seulement un emprunt à une scansion dialectique et énumérative de Deleuze et Guattari, reproduite en exergue de ce livre. Il agit aussi comme une « ritournelle » et une incantation lancinantes, ou les battements d’un cœur alarmé. Il signale quelque chose qui potentiellement va advenir, bientôt, ou qui advint, a laissé sa marque, que la répétition du terme entérine et repousse en même temps. Titre ô combien comminatoire et conjuratoire à la fois !
Car, un jour, la peur est apparue, « surgie comme ça. » Une « sirène intérieure. » « Elle restait là, comme un petit animal. Il fallait maintenant en faire quelque chose. »
Alors commence une longue entreprise de cartographie, de nomination, d’encerclement afin de « créer son propre tracé. » « Il existe une carte, la carte du pays d’Effroi qui délimite cette topographie de la peur ». Il nous revient que Madeleine de Scudéry inventa au XVIIe la carte du Tendre, une représentation à la manière d’un jeu de l’oie de la passion amoureuse ; Virginie Poitrasson délimite les contours de celle de la terreur. Comme la carte du Tendre comportait ses fleuves Inclination, sa rivière Estime où son village Billet-doux, « le pays d’Effroi est parcouru de trois grands fleuves appelés Catastrophe, Terreur et Abjection. Il est parsemé de villages tels qu’Effroi-sur-Désastre… »
Car la peur n’est bien souvent que la construction d’une réalité incertaine. « La peur a pour mesure la distance entre un événement et sa représentation mentale.» Ou, comme on dit vulgairement du bégaiement, il y a quelque chose qui ne veut pas sortir. La peur ne veut pas sortir. Le mot mord la chair. Ceux de Virginie Poitrasson se mettent alors à bégayer, à la recherche d’une phrase « qui nousnousnous portera. Ailleurs.[…] et nous ne nous ne laisserons alors que peupeu de traces dedederrière nous. »
Devant cette morsure, ne reste plus alors qu’à développer de petits gestes propitiatoires, convoquer des rites magiques, livrer de modestes offrandes aux dieux lares : « Laisser à disposition de l’eau à l’entrée de la maison, installer des pierres près du feu pour que les spectres s’y chauffent à l’aise ». Se livrer à des pratiques de contournement, à des gestes répondant à des exigences secrètes : « Aérer l’air dormant de la maison », « porter une pierre d’invulnérabilité », tout mettre de son côté. Viser l’invisibilité.
Procéder comme lors d’une lecture astronomique, localiser la peur, décortiquer son mécanisme, en isoler les phénomènes physiques, mesurer quelle est sa proximité avec l’étonnement, essayer d’épuiser le mal par des listes, de le mettre à distance par l’usage de l’anglais, tenter de l’enclore dans une des multiples formes adoptées.
« Il faut toujours garder en tête une formule magique* », comme le conseillait en titre d’un de ses précédents ouvrages Virginie Poitrasson. Dans Le Pas-comme-si des choses**, elle s’intéressait, forte de son expérience de performeuse, à la façon dont le corps s’inscrit dans l’espace, entre incertitude de sa propre présence au monde et recours aux multiples ramifications qui nous y relient.
Malheureusement « les mots servent à mesurer l’épaisseur de l’obscurité[…] mais n’éclairent pas mieux que le feu ». « Là où l’on se tient muets, de l’autre côté du langage, sur le versant interne, il restera longtemps un avant-goût de la mort.[…] À voix nue, nous nous risquerons à convoquer un sortilège qui regardera en face cet effroi pour l’envelopper lentement dans une danse poudrée. »
C’est la grandeur de ces pages d’opposer la lumière vive et enveloppante des mots à la peur auparavant informulée, de la renverser dans un livre comme le petit Saint-Georges de Paolo Uccello le fit si joliment du dragon dans la poussière.
*et**, Éditions de l’Attente, 2012 et 2018