Tantôt, tantôt, tantôt, de Virginie Poitrasson, éditions du Seuil, collection Fiction et Cie, 2023, 142 pages, 17€

66. Tantôt, tantôt, tantôt, de Virginie Poitrasson, éditions du Seuil, collection Fiction et Cie, 2023, 142 pages, 17€ Chronique 1

Entre corps et esprit, entre point et pli, entre matière et regard, entre distance et origine, entre expression et silence, entre peur et terreur, entre les mots qui dansent sous nos yeux ébahis, s’ouvre une géométrie de l’espace similaire au vent mental qui mesure la lumière, mais plutôt ici la matière de la peur dans son cœur. « La peur a pour mesure la distance entre un événement et sa représentation mentale ». 

L’auteure ne choisit pas entre l’espace novalissien où le point fixe irrigue la pensée par sa mobilité intérieure et l’espace leibnizien où le pli et sa circularité façonnent le regard, « nos regards imminents initient l’espace, touchent le temps. Et dénoués, nous dansons ».

Virginie Poitrasson offre, ou esquisse, dans cette recension singulière, spatiale et poétique, une topologie – relations possibles de positions dans l’espace – de notre champ d’appréhension du lieu de la peur. C’est d’une topologie maillée, évoluant en forme d’étoile, dont l’auteure témoigne par des mots élaborés comme des « trains fantômes », ou des lignes virtuelles, pour illustrer l’univers de nos représentations et, surtout, notre ressenti de la peur de la peur, et donc de la solitude absolue. 

« Et c’est bien dans l’écart / que nous ne cessons de creuser / sans jamais le combler, / c’est dans l’écart / qu’habite tout sujet ». 

Virginie Poitrasson commet un récit à la limite de l’invention langagière pour nous propulser dans ses villages tels « qu’Effroi-sur-Désastre, Effroi-sur-Epouvantail, Effroi-sur-Sidération, et de lieux-dits tels que Sueurs froides, Grande crainte, Panique… ». Elle décrit par « un langage qui est un réseau de courbes dangereuses » ce qui nous cloue au sol, allongés, sans autre avenir qu’un présent en trou-noir lorsque la peur se déploie en nous sans mise à distance possible. 

Cette cathédrale plastique que l’auteure crée est « un visible venu de l’arrière de la tête, déplié dans l’air », une forme ou plutôt « une allure » qui nous déplace en plein vol lors de sa lecture et nous donne des ailes… nous devenons des anges ! On recherche où regarder et on passe à travers l’invisible lumière blanche de la terreur immédiate. « Nous sommes bien là. Alors l’espace peut avoir lieu. Alors la lumière plie ». N’oublions jamais que c’est le regard qui crée la matière semble-t-elle nous rappeler ! 

« Tout est question de distance », mais distance entre quoi et quoi ? On se risquerait à énoncer en écho aux propos de l’auteure : si tu es, tu es entre / tu entres si tu n’es plus.

C’est la magie du texte de Virginie Poitrasson de savoir désigner l’arbre des possibilités pour ne jamais entrer, ou se fondre, dans la matière de la chose même. Il faut réussir à dériver, à arpenter « l’épaisseur de l’obscurité » pour ne pas oublier l’espérance, ni céder à « une disposition monstrueuse ». « Nous sommes des êtres obliques, emplis de trous de terreur » mais si nous savons distordre ces trous en les bousculant même légèrement avec notre corps ou notre esprit, les possibilités de se mouvoir, d’agir, et même de créer, prennent le pas sur l’effondrement du silence sur lui-même. 

Poèmes, aphorismes, mélodies de mots, typographies discordantes se déploient à grande vitesse au fil des pages de cet espace-récit. L’ensemble forme une musique de chambre aux nombreux contrepoints et fugues, proche de mouvements de danse contemporaine, tableaux vivants d’un déchirement répété en lignes de fuite…

Virginie Poitrasson nous offre ici une sorte de conte bouleversant, ouvert à tous vents, qui transporte avec vivacité, détermination et bonheur le lecteur vers des cimes inconnues, comme seuls savent le faire les guides de haute-montagne. « Notre regard s’avance, plonge au-delà des lignes, cherche l’accroche, se trouble, et s’enfonce dans les replis atmosphériques ». Merci !