65. Dans la forêt de Bavière, d’Adalbert Stifter, éditions Premières Pierres, traduction d’Yves Wattenberg, 2010, 68 pages, 11,5€
Il est certains récits dont la lecture provoque une telle avalanche d’émotions que les mots s’effacent sous son souffle. Garder secrète cette sensation d’emprise, dissimuler quelque temps sa découverte à son entourage, permet d’assimiler la force du déferlement.
Dans la forêt de Bavière, dernier texte d’Adalbert Stifter écrit en 1866, est de ceux-là malgré sa brièveté comme le sont, par exemple, Au-dessous du Volcan de Malcom Lowry ou L‘Homme sans qualités de Rober Musil. Il y aura toujours une complicité immédiate qui s’instaurera entre les lecteurs de ces œuvres rares, véritables bourrasques littéraires par les empreintes qu’elles laissent sur la ligne de crête qui mène du cœur à l’esprit.
Le récit Dans la forêt de Bavière, sculpté par les paysages qui se décolorent et blanchissent au fil de la lecture, peut se comparer à une composition musicale qui va crescendo. Elle débute par un adagio apaisant à quoi succède un allegro trépidant qui se transforme vite en prestissimo saccadé pour finir en un mouvement endiablé, cataclysmique.
Au début, nous suivons l’arrivée sereine, puis l’installation pour quelques mois d’Adalbert dans une contrée alpestre, paisible, entre Bavière et Bohême, à l’ombre du Dreisesselberg, près de la frontière autrichienne, où il a l’habitude de se rendre. A l’auberge Rosenberger, lieu isolé, à la lisière de « la grande forêt » et du sentier qui mène en trois quart d’heure « aux maisons de Schwarzenberg qui se dressent sur une montagne en forme de cône quasi parfait”, “on dirait que le monde est empli de quiétude et de splendeur ».
Durant l’été et à l’orée de l’automne, le séjour d’Adalbert se déroule merveilleusement bien au milieu d’une nature forestière, éloignée de tout, « où les nobles sapins sont là, grêles comme des cierges, et ils se balancent délicatement à la moindre brise, et les jours où règne au-dehors le plus profond silence, l’oreille capte, à peine perceptible, un chuintement sourd et grandiose – c’est un peu le souffle de la forêt ».
Cependant, à la mi-novembre, au moment où il désire rejoindre son épouse souffrante, restée à Linz, et décide « sur-le-champ de faire ses malles », « un vent se lève qui allait, au matin, forcir jusqu’à la tempête ». Une neige lourde, épaisse, commence à tomber, le vent devient dantesque, des immenses congères se forment sur les rares chemins d’accès, “c’était comme si le ciel déversait de la farine et qu’une coulée blanche en déferlait, roulant en tous sens, et ces scintillements, ces sautillements, ces tournoiements duraient, duraient et duraient toujours, tandis que lentement passaient les heures”.
Après une brève accalmie, Adalbert se résout à quitter son refuge en affrétant précipitamment un sommaire traineau. Une interminable déambulation s’ensuit sous la tourmente devenue à nouveau vertigineuse. Adalbert devient la proie d’une forêt enneigée en furie, aussi vulnérable qu’une luge brinquebalée en tous sens sur une piste désarticulée, ou qu’un navire au bord de la rupture dans le tumulte d‘une mer.
Stifter avait recommandé aux futurs lecteurs de sa nouvelle de la lire lentement comme si, pour apprécier la vitesse grandissante des turbulences de son récit, il fallait inverser la dégringolade pour en effectuer la lente ascension !
L’œuvre d‘Adalbert Stifter est composée habituellement de longs romans d‘apprentissage, à la cadence apaisée et tranquille. Il faut lire les magnifiques récits L‘arrière-saison et L’homme sans postérité pour toucher les délicieuses et délicates explorations des points de l‘âme et des mystères de la transmission que l‘écrivain post romantique nous offre.
Ici, la confrontation de paradoxes avec la nature déchaînée comme élément symbolique est au cœur de la nouvelle qui condense les thèmes du génie de l’écriture stiftérienne : sous le calme la tempête à venir, sous la fuite la quête d’un apaisement impossible à vivre, sous la délicatesse des relations humaines la violence d’une solitude qu’on ne peut pas apprivoiser, et sous l’attente l’anxiété insurmontable qui jaillit comme une source.
Tous les amoureux des courses en montagne adoreront ce court récit, construit comme les Quatre Saisons de Vivaldi, d’un des plus grands peintres de l’âme de la littérature allemande.