Au cœur des ténèbres, de Joseph Conrad, édition GF poche, traduction de Jean-Jacques Mayoux, 2020, 7,10€ et éditions Autrement (en réimpression), traduction d’Odette Lamolle, 2002, 176 pages, 13,95€

64. Au cœur des ténèbres, de Joseph Conrad, édition GF poche, traduction de Jean-Jacques Mayoux, 2020, 7,10€ et éditions Autrement (en réimpression), traduction d’Odette Lamolle, 2002, 176 pages, 13,95€ Chronique 2

Joseph Conrad a longtemps partagé avec Rudyard Kipling le triste sort d’être mal traduit. Leur langue semblait pâteuse, leur style sans relief.

Et puis vînt Odette Lamolle.

Parce qu’elle aimait Conrad depuis l’adolescence et le trouvait pauvrement restitué sinon trahi en français, elle entreprit de le traduire sa retraite venue. Loin d’être une traductrice professionnelle, elle avait été musicienne, un peu poète tout en élevant du bétail ou commercialisant des cosmétiques.

Il advint qu’un de ses amis contacta un jour les éditions Autrement en la personne d’Henry Dougier, leur fondateur. Et c’est ainsi que l’aventure commença, que Conrad apparut comme nettoyé, restauré, comme ces tableaux anciens passés au citrate d’ammonium et qui retrouvent tout leur lustre et l’éclat de leurs vernis.

On aurait aimé connaître son avis sur l’adaptation que fit d’Au cœur des ténèbres Francis Ford Coppola. Comment oublier dans Apocalypse Now la scène inaugurale où les pales d’un ventilateur suivent le rythme de The end des Doors, scène qui préfigure le ballet des hélicoptères où le staccato des rotors se mêle peu à peu aux accents grandioses de La chevauchée des Walkyries de Wagner ? La masse énigmatique, mi poussah mi Bouddha de Brando, devenu la démente figure de Kurtz ; la prestation d’un Martin Sheen impeccable et impavide ; l’apparition d’Aurore Clément, qui ne résista pas aux multiples montages ; la longue et périlleuse remontée du fleuve, le cloaque et la folie finals… ? Oui on aurait aimé la questionner sur ce point, que ce livre admirable ait pu engendrer un autre et quel chef-d’œuvre, dépassant les dimensions de l’original mais ne les épuisant point, dépliant ses sortilèges et ses maléfices, s’émancipant comme toutes les adaptations les plus magistrales du cadre des œuvres originales, transplantant en particulier l’intrigue des rivages de l’Afrique en pleine guerre du Vietnam.

Ce livre donna d’ailleurs naissance à bien d’autres transpositions. De nombreux réalisateurs s’emparèrent de la trame du livre pour la suivre avec plus ou moins de liberté. Arnaud des Pallières ou James Gray appartiennent à cette longue liste, comme Werner Herzog à travers Aguirre la colère de Dieu qui emprunte beaucoup d’éléments à Conrad. On se prend singulièrement à regretter qu’Orson Welles n’ait pu mener à bien son projet de réaliser un film où il aurait tenu lui-même le rôle de Kurtz.

Le récit conradien commence par une ode à la Tamise et à la conquérante Angleterre : «  Que de grandeurs étaient parties avec le flot descendant de cette rivière vers les mystères d’une terre inconnue !… Les rêves des hommes, la semence des colonies, les germes des empires.» Tandis qu’un équipage attend patiemment sur « un voilier de croisière » « la fin du flux », un narrateur retrace le récit que lui fit un certain Charles Marlow qui remonta le cours d’un fleuve d’Afrique pour reprendre contact, au plus profond de la jungle, avec un dénommé Kurtz, grand pourvoyeur d’ivoire, dont on était depuis longtemps sans nouvelles.

Il faut donc s’imaginer « au bout du monde, avec une mer couleur de plomb, un ciel couleur de fumée, un navire à peu près aussi rigide qu’un accordéon.» Fasciné par les espaces blancs que comportaient encore les cartes et sans qu’il soit précisé dans quelle région du monde, le narrateur se promet enfant de s’y rendre un jour. « Il y avait en son cœur une rivière, une grande rivière puissante, que l’on pouvait suivre sur la carte, semblable à un immense serpent déroulé, avec sa tête dans la mer, son corps au repos s’incurvant indéfiniment sur une vaste contrée, son corps se perdant dans les profondeurs du pays. » « Je sentais qu’il me fallait aller là-bas, coûte que coûte.» « J’eus l’impression de partir non pour le centre d’un continent, mais pour le centre de la terre ».

Dans les comptoirsqui bordent le fleuve que remonte Marlow, les hommes blancs semblent dévorés par une attente fiévreuse et vague, les hommes noirs réduits à l’état de fourmis désorientées. Le nom de Kurtz y est souvent murmuré, cité dans des propos fragmentaires et mystérieux, comme s’il s’agissait d’un divinité lointaine, indifférente au sort des hommes. C’est d’ailleurs cette représentation qu’a choisi Coppola, celle d’un gourou régnant sur une peuplade hallucinée, possible allégorie de notre monde au bord de l’abîme, de cette demi-mort à quoi ressemble parfois la vie.

Que Kurtz ait sombré dans la démence, ce ne sera jamais dit ainsi. Entre dérive, délire et démesure, il est de plus en plus habité et hanté par le désir effréné de collecter toujours plus d’ivoire, comme un substitut de la fortune. Ivoire qui n’est rien d’autre encore que la métaphore de son devenir, quand il sera passé de forme vide à objet d’art ou de culte. Défenses comme autant de bornes blanches, de figures votives posées au bord du chemin qu’emprunte ce récit : « Il me semble que j’essaie de vous raconter un rêve. »

Mêlées à la dimension existentielle et fondamentale de la quête, bien d’autres problématiques parcourent ce récit, pourtant court. En premier lieu celle écologique du retour aux origines, vers les sources du fleuve, la nature sauvage, lieu de toutes les aventures possibles, réduite de nos jours à de trop rares espaces. Celle de la démence qui s’empare des hommes dont les idéaux se perdent dans les ornières des sentiers battus. On sait à ce propos que Conrad eut lui-même à combattre des épisodes de graves dépressions et de fièvres paludéennes, qui le conduisirent au bord de la folie. Ensuite celle de l’homosexualité latente, à travers la fascination que ressent Marlow pour Kurtz, réplique de celle à-demi refoulée de Conrad qui fit l’objet de thèses. Enfin, mais on pourrait en énumérer bien d’autres, celle du colonialisme, avec lequel Conrad entretint une relation ambiguë, même si certains ont pu voir dans ce livre sa dénonciation, ce qui ne saute pas aux yeux. Tous ces thèmes montrent, s’il en était besoin, l’extrême actualité de Conrad.

Et quand, après moult péripéties, sa mission remplie, Marlow atteindra Kurtz, celui-ci lui apparaîtra sous les traits d’une espèce de gisant, dont seule la voix demeure intacte : « Une voix ! Une voix ! Elle sonna, grave et profonde, jusqu’au tout dernier moment. Elle survécut à ses forces pour dissimuler dans les plis magnifiques de l’éloquence la noirceur stérile de son cœur. » Cette voix qui a transpercé le Cœur des ténèbres pour parvenir jusqu’à nous.