Au cœur des ténèbres, de Joseph Conrad, édition GF poche, traduction de Jean-Jacques Mayoux, 2020, 7,10€ et éditions Autrement (en réimpression), traduction d’Odette Lamolle, 2002, 176 pages, 13,95€

63. Au cœur des ténèbres, de Joseph Conrad, édition GF poche, traduction de Jean-Jacques Mayoux, 2020, 7,10€ et éditions Autrement (en réimpression), traduction d’Odette Lamolle, 2002, 176 pages, 13,95€ Chronique 1

Au cœur des ténèbres est un des plus célèbres récits de Joseph Conrad. Sans doute est-ce lié à la nature particulière du récit, mais surtout à sa construction à double palier. 

Ce n’est en effet pas directement l’auteur qui nous raconte l’histoire mais le capitaine Marlow (figure récurrente dans l’œuvre de Conrad) qui la relate à des marins rencontrés au gré de ses pérégrinations. Cela procure une force narrative spécifique au récit car Conrad apparait alors comme le passeur d’un témoignage poignant, mais aussi l’observateur de sa propre fiction. Il fait en sorte de la recevoir, de l’écouter comme tout un chacun. Par ce biais narratif Conrad procure un relief supplémentaire à son récit. Il se passe à lui-même un message qu’il accueille non comme écrivain mais comme auditeur. La puissance du roman est donc volontairement décuplée par Conrad qui souhaite vivre ce que les lecteurs ressentent, intériorisent, comme il nous le rappelle à sa façon : « observer une côte tandis qu’elle glisse au flanc d’un navire équivaut à méditer sur une énigme ».  

Ce court roman est bien un repaire d’énigmes !

Énigme d’une écriture lente, languissante, qui s’enroule dans l’âme du lecteur comme un brouillard laiteux, aveuglant, où les repères et certitudes s’effacent pour laisser deviner « qu’on vit comme on rêve – seul ».

Énigme d’une quête impossible, et choisie sans raison apparente, par le capitaine Marlow, commandant d’un Vapeur qui navigue en eau douce au plus profond de contrées inconnues au travers « de lignes droites qui s’ouvraient devant nous et se refermaient derrière nous comme si la forêt avait traversé paisiblement la rivière pour barrer notre route de retour ».

Enigme des agents de compagnies coloniales qui se livrent, corps et âmes, avec cruauté, solitude et désarroi au commerce de l’ivoire à en perdre la raison… et souvent la vie. Pourtant, ce n’est pas l’argent leur réelle motivation mais quelque chose de plus enfoui, de plus primitif, comme la recherche d’une perte, d’un abandon. 

Trois chapitres équilibrés façonnent le chapiteau du roman, sorte d’embouchure d’un grand fleuve, ou de sables mouvants, qui s’enfoncent dans les terres comme dans notre crâne tel un serpent visqueux où toutes les terreurs humaines s’expriment en silence. La figure de l’impénétrable agent commercial Kurtz que le capitaine Marlow doit aller chercher, sans que le narrateur nous en fournisse la raison, le long des « rives boisées qui défilaient lentement…tandis que nous parcourions d’interminables milles de silence » est comme une représentation animée de la mort « sculptée dans un vieil ivoire ». 

Au cœur des ténèbres ne décrit ni le monde d’indigènes protecteur de la figure idolâtrée de Kurtz « pâle, indistinct, comme une vapeur exhalée par la terre », ni la nature luxuriante, humide, impénétrable, visqueuse des rives, pas plus que les animaux inquiétants, hippopotames et crocodiles, moins cruels et violents que les hommes, ni même la rivière ensorcelée par la chaleur poisseuse, mais le chagrin inconsolable de ne pouvoir « s’oublier, s’oublier, vous comprenez ? ».

C’est un récit miraculeux, magique, car l’histoire contée est l’exact reflet du style. Cette langue aux longues phrases dénouées comme des lianes, sinueuses comme des bras de fleuve, pénétrante et langoureuse telle une clameur désespérée, effrayée, qui s’écoule dans le cœur des hommes sans qu’aucune réponse ne leur parvienne. Le lecteur entend lors de sa lecture les fantômes glissants de ses propres rêves; il invente et crée « … la voie d’eau paisible menant aux quatre coins du monde qui roule, sombre, sous un ciel chargé – elle semble mener au cœur de ténèbres immenses ».

Extraordinaire récit qui fait songer à la pâle lumière jaune qui filtre de stores vénitiens en fin de journée… on en oublierait le tohu-bohu de nos vies, « note vibrante de révolte dans ce murmure, cela avait le visage terrifiant d’une vérité entraperçue ».