60. Les aventures de China Iron, de Gabriela Cabezon Camara, traduit de l’argentin par Guillaume Contré, éditions de L’Ogre, 2021, réédition en poche 10/18 en 2022, 212 pages, 8€
Un roman émerveillé où l’amour coule comme de l’eau fraîche, où les aventures dans la pampa argentine se découpent en saynètes mystérieuses, improvisées, incongrues, comme dans un spectacle de rue. Magique !
« On s’avançait dans la pampa, vers la Terre de l’Intérieur, vers ce qu’on appelle le désert ». Le coup de foudre entre Liz (Elisabeth), l’anglaise nomade, enjouée et fantasque, et China Iron, la jeune native traumatisée, orpheline, dont le seul prénom évoque une énigme est contagieux. Tout lecteur devient amoureux de cette relation simple, belle, joyeuse, éloignée du quotidien.
Le récit se construit autour d’une charrette de voyage qui véhicule les amoureuses, sous l’air léger, éblouissant, de la pampa, qui monte comme une vague de bonheur malgré la pauvreté, la poussière, les traumatismes de l’enfance, la violence et l’isolement. La carriole déambule au milieu d’une violence désarticulée, comme détournée de la mort rencontrée sur son chemin.
Nous sommes plongés au cœur de l’aventure d’un amour fou, profond, au souffle saccadé à en perdre haleine, entre deux héroïnes qui s’aiment « comme la mer est allée avec le soleil » comme écrivait notre ami Rimbaud.
Un récit de voyage, sans véritable but, qui n’en finit pas de commencer pour ne jamais s’éteindre : « La vie naturelle, c’était ça : j’avais l’impression de me jeter à l’eau. Il y avait quelque chose d’une navigation dans notre voyage dans le sillage des Indiens… ». Des paysages déserts, secs mais parfois engloutis sous les orages de la colère brusque de la nature que l’écriture accompagne plus qu’elle ne les décrit.
Un fortin, « maison énorme, d’un blanc impeccable, lumineuse, comme un animal fort et sain, pourvue d’une galerie… » habité par des esclavagistes très polis. Liz et China Iron s’en extirperont avec malice et ruse.
Et toujours ces couleurs de l’amour fou, sensuel, et de l’errance qui éclatent sous nos yeux : « les couleurs se libéraient de leurs objets et flottaient au-dessus d’eux, les opacifiant et les abandonnant comme des cadavres, comme des coquilles d’œufs cassées, des œufs chargés de rouge et de blanc ».
Une langue fulgurante, décalée par rapport à toute perspective linéaire, souvent poétique dans ses lueurs et miroitements elliptiques : « j’ai vu un chien et depuis je n’ai fait que chercher cet éclat pour moi-même ». Une langue inattendue, comme arrachée à un lever de jour et un style façon pas de côté qui transforme la lecture en la visualisation d’une toile insondable d’un William Turner.
Les violences vécues, d’une part par China Iron, âgée de 15 ans, qui a dû fuir accompagnée de son jeune chien, Estraya, la maltraitance, la poussière et la misère « pour pouvoir partir, il faut devenir autre », et d’autre part par Rosario, dit Rosa, leur compagnon de route, humilié à l’extrême dans sa jeunesse jusqu’à devenir meurtrier pour survivre, gaucho si adroit dans le dressage des poulains sauvages que « … tous refusaient de croire que toute l’affaire se limitait à parler doucement, et à prendre la bestiole dans ses bras », sont immenses, indescriptibles.
Cependant, l’amour, l’amitié, la rencontre abolissent la noirceur pour la transformer en couleurs à peindre, « J’ai voulu peindre, Liz savait comment, et j’ai commencé ». L’autrice nous rappelle avec délicatesse que « tout ce qui vit vit de la mort d’un autre ou d’une autre chose ».
Une transfiguration du mystère de la vie, par amour interposé, qui atteint le lecteur jusqu’à ce qu’il s’identifie aux tissus des habits légers, à l’eau, au vent, à la lumière, aux caresses qui impulsent aux corps et aux âmes la liberté de vivre pleinement dans la précarité de l’éternité de l’instant.
Un roman émouvant, doux et violent comme une masse d’eau, dont on sort avec l’énergie et la force d’un animal régénéré dans ses sens, à en perdre ses certitudes les plus établies. A lire absolument !