Pays de Neige, de Yasunari Kawabata, éditions le livre de poche, 2021, 191 pages, 6,90€

59. Pays de Neige, de Yasunari Kawabata, éditions le livre de poche, 2021, 191 pages, 6,90€

« Un long tunnel entre les deux régions, et voici qu’on était dans le pays de neige… ». Le romancommence ainsi. L’éblouissant récit Pays de Neige (Yigekuni, ou roman de la blancheur) a été remanié par Kawabata à plusieurs reprises durant plus de dix ans (entre 1937 et 1947) avant qu’il lui donne sa forme définitive. 

Shimamura et Komiko, les deux personnages principaux du roman échangent entre eux avec des mots simples et parlent de choses anodines. Jamais, ils n’abordent en clair ce qui s’exprime dans leurs dialogues, car le sens de leurs mots dissimule la parole qu’il véhicule. 

Le style elliptique et poétique de Kawabata nous fait toucher de l’esprit le silence des mots qui travaillent à l’intérieur et parlent comme des flocons de neige qui vont se déposer sur l’âme du lecteur avant de fondre… et le laisser insatisfait, perplexe, mais plus sensible à la nature de ce que signifie communiquer. Pays de Neige est un hymne poétique à l’inaccompli du sens que nous fréquentons tous, sans l’appréhender toujours distinctement. 

Le temps, comme la communication entre les personnages dans Pays de Neige, s’identifie au silence. Le temps chronologique de la communication se mue en espace de respiration, en espace de liberté à rêver. Les silences ponctuent les dialogues et la vie du Pays de neige : 

  • silence de la neige qui tombe : « La fenêtre se découpait sur un ciel uniformément gris, d’où tombaient, comme des pivoines blanches, de gros flocons dans un silence harmonieux et paisible qui avait quelque chose de surnaturel. » ;
  • silence des questionnementslaissés la plupart du temps sans réponse ;
  • silence des songes qui se forment et envahissent l’espace-temps jusqu’à faire vaciller la réalité vécue : « … et voilà qu’au fond de son cœur il l’entendait à présent, Komako, comme un bruit silencieux, comme de la neige tombant muettement sur son tapis de neige, comme un écho qui s‘épuise à force d’être renvoyé entre des murs vides. » ;
  • silence des miroirs qui jouent un grand rôle dans Pays de Neige. Ils renvoient en images déformées les nombreux rêves éveillés et inaboutis. « … Shimamura se demanda si le soleil était levé, car la neige avait pris soudain un éclat plus brillant encore dans le miroir : on eût dit un incendie de glace. ».

Ces silences abolissent le temps qui passe, ils tendent même à l’effacer pour ne garder que l’éclat de l’éphémère. 

Le Pays de neige est le lieu même du temps suspendu entre le monde du dehors (Tokyo, mais aussi les apparences trompeuses et les événements du quotidien) et le monde du dedans (les songes, les reflets de l’âme, les symboles et l’inexprimable émotion liée à la beauté d’un instant). Ces silences portent une attente, un manque, une promesse qui nouent les relations humaines et provoquent une dynamique de partage.

Seuls les songes de Shimamura, le décor nocturne et enneigé de la station d’altitude, les dialogues comme écrasés par les silences complices entre Shimmaura et Komako, constituent la trame des événements de Pays de Neige

L’action qui se déroule tout au long du récit n’est donc pas visible, mais dissimulée sous la délicatesse des voix, des ombres, de la neige qui tombe et de l’amour singulier qui unit les protagonistes. En fait, Kawabata tente de décrire les images, comme autant de formes entrevues derrière les apparences. C’est à une forme d’expérience poétique et personnelle qu’il appelle le lecteur.

De manière similaire à Proust concernant sa relation au temps dans A la recherche du temps perdu, Kawabata noue une relation singulière à l’image. L’image apparue, et si soudainement disparue, ne pourra se révéler dans son essence, ou être réellement éprouvée dans toute sa beauté, dans toute sa force évocatrice, qu’une fois disparue, passée. Sa charge poétique, son essence, ne seront « retrouvées » que par le souvenir et le songe qui n’interviennent qu’après avoir vécu le moment passé. 

L’instant disparu n’est donc que la médiation communicative entre un réel (un événement) et sa lecture personnelle. Je cite Shimamura, parlant des ballets occidentaux : « Pourquoi se risquer de se heurter à des réalisations décevantes, affronter le ballet concrétisé en spectacle, alors que son imagination offrait le spectacle incomparable et infini de la danse rêvée ».

Pour les dialogues, c’est un fonctionnement similaire. La véritable communication entre les personnages n’apparaît qu’une fois qu’ils ont achevé leurs échanges, dans la solitude de leurs pensées et de leurs songes. On ne communique que pour évoquer quelque chose qui ne parlera complètement que plus tard, une fois le temps du dialogue disparu. C’est pour cela que l’espace-temps devient espace-silence dans Pays de Neige

C’est par un effet de translation abolissant le temps que Kawabata peut faire surgir le silence comme unité qui sépare les événements. Cette translation du temps chronologique vers le silence dissociatif permet de pouvoir préserver les songes dans un écrin de protection.  

Kawabata n’exprime jamais de ce qu’il veut restituer. Tel un peintre impressionniste il procède par touches, en pointillés, qui tissent la toile, cette réalité qu’il voit mais ne peut jamais apparaître. Kawabata, à travers l’écriture de Pays de Neige, peint les silences du temps, ces instants fugitifs, comme disparus avant d’éclore. Le sens « se brise en menus morceaux » si l’on ne prend pas garde à préserver l’unité de son origine en portant le silence de sa parole. 

Le philosophe Ludwig Wittgenstein à la fin de son Tractatus Logicos Philosophicus (1922), écrivait en point final de son œuvre inachevée « que ce dont on ne peut pas parler, il faut le taire ». Yasunari Kawabata pourrait lui répondre qu’il faut justement parler que de ce qui se tait pour communiquer de manière incessante sur ce qui parle dans ce qui ne peut que se taire.

Pays de neige est construit en jeu de miroirs : le réel reflète un rêve qui, lui-même, devient un espace réfléchissant un regard porté sur le réel qui, par ricochet, s’enrichit et se modifie jusqu’à devenir l’enveloppe même du pays de neige. C’est prodigieux, magique et envoûtant ! Pour Kawabata, la réalité ne peut assumer la beauté qui le fascine tant et qu’il situe toujours entre deux rêves : le rêve originel, insaisissable, et le rêve projeté, vécu. 

Dans Pays de Neige, peu de mots échangés suffisent à déclencher des songes qui unissent les êtres. Il suffit d’ouvrir le sens au partage pour que se communique l’inexprimable. Le roman Pays de Neige révèle que l’échange est avant tout une rencontre impossible entre des solitudes irréductibles qui se rendent mutuellement hommage au travers d’un rêve partagé.

La traduction d’Armel Guerne, poète et ami des poètes, est remarquable en ceci qu’elle préserve l’invisible mouvement du texte dans sa simplicité éblouissante. 

C’est une merveille !