58. Les fainéants dans la vallée fertile, d’Albert Cossery, première édition Robert Lafont en 1964, réédition Joëlle Losfeld, 2017, 204 pages, 12,50€ Chronique 2
Albert Cossery, écrivain égyptien de langue française, a relativement peu écrit (il trouvait cette activité éreintante !) : huit romans durant sa longue vie et un livre d’entretiens, tous publiés aux éditions Joëlle Losfeld. Décédé en 2008, il a pourtant laissé un immense vide dans le paysage littéraire car tout lecteur qui s’est un jour immergé dans un de ses récits en est ressorti profondément transformé, portant alors un regard différent sur son activité et celle de ses congénères. D’ailleurs, une connivence immédiate s’installe entre les lecteurs de Cossery, comme si l’oisiveté active des personnages de ses romans et leur sens aigu de l’observation avec un regard désabusé, en décalage avec les convenances habituelles, déteignaient sur le lecteur en le faisant délicatement glisser vers une lente nonchalance et l’apaisait des turpitudes de son quotidien.
Les fainéants dans la vallée fertile ne fait pas partie des plus célèbres romans d’Albert Cossery contrairement par exemple à Mendiants et orgueilleux ou bien Les couleurs de l’infamie, ou encore Violence et dérision. En revanche, ce récit illustre à la perfection la nature de ce qu’Albert Cossery nous présente dans son œuvre singulière et si attachante. Il nous fait entrevoir par l’ensommeillement contagieux de ses mots qui nous enveloppent pareillement à des grains de sables que rien ne vaut que l’inutile.
Bien vivre pour l’auteur, ce n’est pas se délecter de ses actions et de ses ambitions souvent vaines pour ne pas dire vénales, pas plus que se soumettre à des agitations en tous sens mais, au contraire, accepter de laisser une large place à l’inaction, de poser un regard amusé sur le monde qui s’agite inutilement devant soi et rechercher activement la quiétude et la chaleur bienfaitrice du repos.
Pour Albert Cossery, paresser, dormir, se prélasser, rêvasser, s’étirer de temps en temps, observer d’un œil distrait la folie du monde en mouvement, sont des valeurs inaltérables qui se traduisent par la pratique du détachement face à la gesticulation incessante et dérisoire provoquée par l’illusion d’agir pour tenter d’oublier qui nous sommes : des êtres perdus dans un océan dont nous ne connaîtrons jamais les rivages ! Lui-même logera longtemps au centre de Paris, dans un modeste hôtel, tel un nomade à la démarche aristocratique et paresseuse.
Dans Les fainéants de la vallée fertile, trois fils adultes (Serag, Rafik et Galal) vivent avec leur vieux père, Hafez, dans une maison misérable en travaillant le plus étroitement possible l’ensommeillement de leurs âmes, « Rafik admirait ce prodigieux anéantissement qu’aucune inquiétude ne venait troubler. C’était un état presque comateux, une léthargie de la conscience… il s’adonnait au sommeil, naturellement, sans soucis intérieurs, comme à une chose simple et joyeuse ».
D’où provient cette volonté du moindre effort, ce désir puissant de céder au « dangereux sommeil qui submerge tout, comme un fleuve dévastateur » ? Peut-être, « du dédain de se mêler des affaires du monde ? », ou bien de la peur « de tout ce qui bouge et se démène vainement dans la vie » ; ou bien ne serait-ce pas une fuite des travailleurs ?, « horde d’agonisants » ; ou bien le constat que « cette étrange oisiveté est un art suprême et distingué », un art de vivre poussé à l’extrême.
Est-ce que le sommeil, en somme, tout bien considéré, ne serait pas la vraie vie repliée puis redéployée sur elle-même, délivrant sa quintessence, ou son suc ultime à celui qui sait le vivre ?
Sans doute, le mélange subtil de ces questionnements apporte-il une réponse comme évaporée dans l’assoupissement, mais savoureux comme du miel pour Albert Cossery. Quand Serag, le benjamin de la fameuse famille de fainéants, voudra s’émanciper, fuir pour travailler, trouvera-t-il la force d’épouser « le labeur forcené des hommes, sous le lent regard des étoiles paresseuses » ?
Les fainéants dans la vallée fertile se présente en récit construit comme une pièce de théâtre où s’extraire de la scène sans relief apparent, peinte d’une seule couleur qui ne représente rien… dépeint l’acceptation du deuil de l’utile, ou la puissance de l’inutile. Nous faut-il vraiment lutter ?
Ce roman est d’une profondeur abyssale, déroutante; un rêve sans fond dont on s’extirpe difficilement, émerveillé et tout chamboulé. C’est un hymne à la dérision et à la fatuité de toute agitation.
Bonne lecture et… bonne nuit !