Les fainéants dans la vallée fertile, d’Albert Cossery, première édition Robert Laffont 1964, puis Éditions Joëlle Losfeld, 1996, 206 pages, 12,50€

57. Les fainéants dans la vallée fertile, d’Albert Cossery, première édition Robert Laffont 1964, puis Éditions Joëlle Losfeld, 1996, 206 pages, 12,50€ Chronique 1

Mémorable figure de Saint-Germain-des-Prés, Albert Cossery se livrait à un emploi du temps strictement identique d’un jour à l’autre. Il aimait tout particulièrement à s’attabler, au beau milieu de l’après-midi, à une terrasse, pour être précis celle du Chai de l’Abbaye, et regarder défiler les passants.

Vêtu comme un milord, ce petit bonhomme infiniment sympathique arborait toutes les caractéristiques du dandy, tiré à quatre épingles, affichant un air détaché, se livrant à une paresse raffinée et une contemplation effrénée.

Il vivra en outre une soixantaine d’années dans le même hôtel, La Louisiane, où il changera tout de même une fois de chambre, respectant en cela la merveilleuse et quasi-imperturbable routine propre à ses personnages.

Son œuvre est assez mince. C’est vrai qu’il ne saurait en être autrement. Il n’aimait pas que l’on qualifiât de romans ses sept récits, auxquels il convient de rajouter un recueil de nouvelles et un autre de poèmes. Tous ses livres ont pour décor son Égypte natale et enchantée, le petit monde des bas-fonds du Caire le plus souvent, avec son cortège coloré de prostituées et de pauvres gens, Mendiants et Orgueilleux, tous assez bavards, cossards et roublardsPour tous ceux que les discours lénifiants du moment sur le supposé peu de goût au travail de nos compatriotes et les antiennes du travailler plus pour… fatiguent ou indignent, la lecture de Cossery fera l’effet d’un bain de jouvence prolongé.

C’est d’ailleurs un objectif qu’affichait notre auteur de faire prendre conscience de l’absurdité de vouer sa vie au système capitaliste. À la question : « Pourquoi écrivez-vous ? », Albert Cossery répondait « Pour que quelqu’un qui vient de me lire n’aille pas travailler le lendemain ».

On pense bien entendu au Droit à la paresse, de Paul Lafargue, plus théorique, plus historiciste, plus frontalement politique. Mais non pas plus efficace ni plus implacable dans son mode de dénonciation que les merveilleuses philippiques de Cossery.

Reposons-nous donc sur la quatrième de couverture qui résume ainsi l’intrigue des Fainéants dans la vallée fertile: « La fainéantise est élevée au rang des valeurs supérieures dans cette famille cairote : Galal, l’aîné, n’a pas bougé de son lit depuis sept ans, Rafik a renoncé à épouser la femme qu’il aime de peur qu’elle ne trouble sa somnolence. Seral, le plus jeune des frères, veut commettre la folie d’aller travailler en ville[…] Albert Cossery en appelle ici au sommeil comme d’autres à l’insurrection armée ». Voici donc établi le cadre dans lequel se déroule cette épopée flamboyante et délectable, servie par un style exemplaire, drôle et un rien oriental, qui doit beaucoup au long travail de maturation que Cossery imposait à chacune de ses phrases. Il y passait le plus clair de son temps, qu’il bulle aux terrasses ou déambule dans les rues germanopratines. La parole rendue difficile par une opération, les mots présentaient de ce fait une charge accrue et revêtaient pour lui un éclat tout particulier.

Un exemple de cette sûreté d’écriture : « Le ciel continuait de charrier ses maléfiques nuages aux formes déchiquetées. Une mélancolie navrante et secrète s’insinuant dans les replis du paysage, envahissait la campagne comme à l’approche du soir… ». Un autre de son humour souvent dévastateur : « Ils préfèrent pisser dans leur pantalon plutôt que de déboutonner leur braguette. Ça les fatiguerait trop ! »

Ainsi il semble qu’un sommeil général se soit emparé de la population locale. Non seulement la famille du vieil Hafez a du mal à ne pas y céder de manière permanente : « il est vrai que Galal avait battu tous les records de sommeil, était même capable des pires performances », mais les fonctionnaires « eux aussi devaient dormir dans leurs bureaux poussiéreux au fond de quelque ministère. Ce qui les tracassait surtout, c’était de ne pas pouvoir dormir chez eux. Il fallait qu’ils se déplacent pour aller dormir ailleurs, et donner ainsi l’impression qu’ils accomplissaient de hautes besognes. » En somme dormir apparaît comme le summum de la paresse, sa forme quintessenciée, le but suprême à atteindre en cette vie. Considération que ne manqueraient pas d’ailleurs de partager les insomniaques.

Comme toute quête absolue exige des sacrifices, ses adeptes devront renoncer aux sollicitations du confort et de la propreté. D’où par exemple « un minuscule jardinet où pullulaient les ordures » autour d’ « une petite villa, aux apparences minables » pour seul refuge.

Quant au travail, il est érigé au rang de pire calamité : « j’ai vu des hommes qui travaillaient dans ces usines ; ce n’étaient déjà plus des hommes ». Ou « ici, nous n’avons pas encore de mines, mais ça viendra. On en découvrira. On découvrira n’importe quoi pour faire travailler les hommes et les abrutir. »

On retrouve dans ces pages comme un concentré de la littérature arabe : la sagesse basée sur une logique poussée jusqu’à l’absurde de Nasreddine Hodja, la célébration des joies de la vie propre aux ghazals de Hafez ou aux Quatrains d’Omar Khayyām, la fluidité, la magie romanesque et séditieuse d’un Naguib Mahfouz ou la dimension politique d’un Nedim Gürsel.

Il n’est pas étonnant que ce monument au sommeil triomphant, à la fois lecture infiniment stimulante et puissante invitation à l’assoupissement, s’achève sur ces mots : « Puis ils se serrèrent l’un contre l’autre et s’endormirent, indifférents au labeur forcené des hommes, sous le lent regard des étoiles paresseuses. »