56. Tokyo, petits portraits de l’aube, de Michaël Ferrier, éditions Arléa, 2019, 116 pages, 7,50€
Ce récit-chronique de Michaël Ferrier, d’une grande délicatesse, à la construction mystérieuse sur la « syntaxe », ou grammaire propre de Tokyo, « capitale de l’ombre », nous permet d’entrevoir fugitivement, comme par effraction, le temps des Tokyotes qui n’est pas un temps qui passe mais une respiration souterraine, un « irrémédiable entrelacement » de moments dans lequel il faut apprendre à se repérer et qu’il faut savoir apprivoiser.
A Tokyo, le jour est un leurre qui dissimule une puissance nocturne, tribale, si forte qu’elle peut abolir le sens commun. Une professeure, collègue de l’auteur, l’a subie jusqu’à en ressentir les secousses et répliques au fond d’elle-même à en perdre la raison. Elle en vient à voir « les peuples sortir d’un nuage… », « ces tribus qui nous habitent » comme dirait le philosophe Deleuze, cité par l’auteur.
Michaël Ferrier nous initie aux secrets insolites de la ville lumineuse et noire, à ses paradoxes silencieux, à la parole de l’aube « où les mots même sont épuisés, ne tiennent plus debout que dans un brouillard dense et diffus à la fois et comme par un vague miracle, le petit miracle de l’aube ». Son ami Yo, éminent linguiste de réputation internationale, le guide dans le Tokyo nocturne qui devient une succession de « courses-poursuites, un immense polar » où on perd tout sens de l’orientation, dans lesquelles les bars minuscules où « on sirote son saké dans la fureur des phrases » n’ont aucune adresse et se terrent sous les lignes de train, près d’escaliers improbables à la déclivité épouvantable. « Quand le Tokyo de la nuit vous prend dans ses filets, les bâtiments perdent toute réalité physique, l’air se convertit en ombre et en lumière, les visages eux-mêmes se dissolvent ».
L’émouvant récit est construit en mini-scénettes qui suivent à la fois les quatre parties de la vie nocturne jusqu’à l’aube, « instant où la nuit touche le jour sur une tête d’épingle », mais aussi les tracés et expressions de quatre kanjis qui symbolisent « l’acte d’ouvrir l’espace… ». Lors de la quatrième partie de la nuit (Yoji-kaî), la plus obscure, la plus rare aussi, « Vos compagnons, ivres, tombent comme des mouches. Bientôt, il ne restera que vous et Tokyo, comme une affaire personnelle, un vieux compte à régler ».
L’auteur nous invite avec sensibilité et émotion à savoir « découvrir l’autre Tokyo, succession de villes au revers de la ville ». A la fin de notre lecture, nous sommes comme étourdis par les vapeurs du saké et par la complexité des jeux de miroirs et d’ombres de cette ville qui ne se laisse pas appréhender facilement et dont l’apparence est un masque démultiplié en autant de lueurs envisageables ou de trous noirs auxquels nous sommes confrontés et dont on ne sort pas indemne.
Ce récit est extraordinaire en ce qu’il nous guide vers l’inconnu d’une ville, pas à pas, afin que nous sachions céder le pas « à l’aube qui pointe, c’est-à-dire quasiment à l’infini » dans son Quartier d’or (Golden Gaï).