55. Sonnets, de Guillevic, Gallimard, 2023, 196 pages, 20€
Guillevic ne signa jamais ses livres que de son seul patronyme, comme Simenon, Norge, Claro ou Aragon, comme il arriva aussi à Audiberti de le faire, et à l’inverse de Maurice Regnaut qui ne conserva plus que Maurice en page de titre de ses derniers livres. À noter que plusieurs d’entre eux furent communistes ou proches du parti, comme si s’entendait encore, élidé, en place du prénom, le beau mot de camarade.
Le collier de barbe qu’il portait n’allait pas sans évoquer l’une de ces créatures légendaires qui peuplent les forêts bretonnes. Natif de Carnac, il fit d’ailleurs paraître sous ce titre un recueil en 1961. « À Carnac, derrière la mer,/La mort nous touche et se respire/Jusque dans les figuiers.*» Ou, plus loin : « À Carnac, le linge qui sèche/Sur les ajoncs et sur les cordes//Retient le plus joyeux/Du soleil et du vent.**»
Même si avec Sphères et surtout Euclidiennes il a poussé des recherches du côté des mathématiques, de la géométrie et de leur langage, « Le cercle/est la meilleure figure/pour le poème***», rien ne semble plus opposé à L’Art Poétique de Guillevic que la pratique du sonnet. La liberté formelle dans laquelle il s’exprime, marquée par la concision jusqu’a se placer parfois sous l’ascendance de l’éclair ou de la flèche, s’accommode mal d’un genre codifié.
Au-delà de la disposition des rimes qui offrent beaucoup de combinaisons possibles, le sonnet a été soumis à bien des distorsions, des torsions et des tensions qui l’ont conduit au bord de l’implosion, que l’on évoque pour s’en tenir à la langue française Les Sonnets irrationnels de Jacques Bens, les sonnets quinzains d’Albert Samain, ou les sonnets en prose de Pierre Louÿs ou Jacques Roubaud. Et, surtout, les Cents mille milliards de poèmes de Raymond Queneau, où chaque vers de 10 sonnets, découpé en lamelles, permet de créer selon la combinatoire choisie un sonnet, ou des milliards.
Guillevic cultivait d’ordinaire la condensation, une matière pierreuse et sèche : “Le chant /Comme une prière /De l’horizon. »**** La brièveté est la clarté étaient ses apanages.Il est par ailleurs l’auteur d’une œuvre abondante, dont une trentaine de recueils parus chez Gallimard, et traduite dans plus de 40 langues. Il n’est que justice que son éditeur historique le rappelle aujourd’hui à la mémoire du public, serait-ce à travers des pratiques peu courantes chez lui. Presque quarante ans après la disparition du poète il réimprime ses sonnets, dans une version considérablement augmentée. Ils sont accompagnés d’un autre ouvrage***** où figurent quatre textes en prose, dont un consacré à son ami de toujours, Jean Follain******, et auquel un sonnet de ce recueil est dédié : « Follain, mon vieil ami, même un peu mon complice… »
Il s’avère, selon son préfacier, Bertrand Degott, qu’il écrivit, en dehors des 31 publiés en 1954, des sonnets à peu près toute sa vie et plus particulièrement dans les années cinquante. Qui n’eurent pas l’heur de plaire démesurément à la critique et à ses lecteurs. Qu’il en écrive disait-il pour se « mettre en train le matin », c’est sans doute confession dictée par la pudeur, ou la malice. La vraie raison serait à rechercher plutôt du côté de l’enfance, quand naquit son goût pour la poésie, à travers les poètes qui étaient enseignés à l’époque à l’école, et dont il a, plus ou moins consciemment, reproduit les échos. Dans tous les cas, il désirait qu’on les considère comme une expression à part entière, une voix qui n’était certes pas la sienne, mais « quand même un certain moi ». Il n’en demeure pas moins passionnant, quels que soient les motifs avancés pour légitimer le recours à cette forme un tantinet désuète, de voir comment un poète de cet acabit s’en est emparé, et débrouillé.
Il faut imaginer ce que représente pour un poète de passer des quelques syllabes de ses poèmes habituels aux 168 pieds d’un sonnet. Et de s’en être tenu de manière indéfectible à la structure du sonnet dit de type Peletier (ABBA ABBA CCD EDE).
Beaucoup des 31 sonnets initiaux sont marqués par l’engagement communiste et le compagnonnage avec Aragon, qui préfaça longuement la première édition. Quelques-uns s’attachent au commerce international. Guillevic a donc choisi de traiter de thèmes, comme la politique ou le monde des affaires, fort éloignés de toute poésie et qui plus est par le biais d’un carcan formel. Cette période correspond aussi, comme l’explique sa fille en postface, à une période de doute quant à sa voix poétique. D’où le recours à un moule certes coercitif mais aussi plus habitable et rassurant comme l’est toute contrainte.
La section suivante est consacrée aux sonnets adressés à son ami Jean Tortel. Qui visiblement ne prisa guère la première livraison. Ils adoptent le ton de la conversation et de la justification amicales, rompent avec le ronron un peu compassé de la propagande, comportent de beaux alexandrins dont la simplicité rappelle la manière habituelle du poète. Il y parle aussi obscurité dans le poème, enfin de ce dont discutent ensemble deux poètes, parmi les plus importants du moment. « Tu dis que si j’ai pu faire quelques sonnets/Plus ou moins réussis, la question qui se pose/Est de savoir si du sonnet j’ai fait ma chose/Et non pas répété, ma foi, ce qu’on connaît ».
Enfin, dans les deux dernières séquences, nous touchons à des poèmes qui semblent s’affranchir des règles structurelles et s’écouler naturellement dans les alexandrins : « Maintenant que le jour descend, que la splendeur//Est là dans un potiron mûr et que très grave/Va la vieille dans un jardin tout plein d’odeurs. » Le poète retrouvant du même coup ces « pommes lourdes aux mains du temps » qu’il s’est efforcé de dérober et apporter de ce côté-ci du monde.
* Gallimard, page 21
** ibid, page 67
*** L’art Poétique, Gallimard, 1989, page 50
**** Le chant, Gallimard, 1990, page 48
***** Proses ou boire dans le secret des grottes
****** une recension lui sera bientôt consacrée sur ce site.