Maigret et le client du samedi, de Georges Simenon, le Livre de Poche, 2018, 158 pages, 6,20€

54. Maigret et le client du samedi, de Georges Simenon, 1ère édition 1962, réédition le livre de poche, 2021, 158 pages, 6,20€ – chronique 2

A l’évocation du seul nom de Maigret, une atmosphère familière, ouatée, s’empare de l’esprit aussi simplement que le permet un souvenir rassurant et heureux de l’enfance. Sans nul doute, les plus de soixante-dix romans de Simenon relatifs à son célèbre commissaire et la multitude de films et épisodes télévisées tournés n’y sont pas étrangers. Cependant, il y a plus !

Ne serait-ce pas les traits de caractère de Jules Maigret – bourru mais attentif à l’autre, enquêteur hors pair sans jamais juger avec un goût insatiable pour la compréhension des relations humaines – qui provoqueraient une onde nostalgique en chacun et nous uniraient tous dans une identification quasi-inconsciente ? 

Ou bien ne pourrait-il pas s’agir de sa méthode d’investigation qui place toujours l’humain au cœur, ou bien son inusable chapeau, la fumée épaisse de sa pipe et sa façon toute personnelle de la bourrer d’un pouce et même son éternelle blague à tabac, comme son bureau vaste mais pauvrement meublé, qui nous interpelleraient au-delà de la qualité des intrigues et enquêtes qu’il mène avec sa fidèle équipe ?

Nous sommes tous des commissaires Maigret, à tenter de sonder la complexité des rapports humains qui conduit, parfois, à l’irréparable. Il y a aussi cette France provinciale, mais aussi ce Paris des années 50-60, qui nous reviennent à la mémoire comme un présent. Cette sorte de patrimoine sensoriel s’est notamment transmis par la précision des descriptions et le style délié de l’écriture de Simenon d’où émanent les ombres de nos aînés et aïeuls, si loin, si proches. La noirceur enfouie au tréfonds des personnages, prisonniers de leurs déterminismes familiaux et sociaux, est frappante dans les Maigret. Autant que la récurrence des lieux, comme si c’est eux qui se souvenaient de nous : le fameux quai des Orfèvres aux portes et escaliers grinçants, les petites villes brumeuses où l’ennui et l’observation du voisin veillent comme des corbeaux dont on aurait coupé les ailes, les demeures bourgeoises aux secrets indicibles, les comptoirs des bars, commerces, ou fabriques avec leurs éclairages clair-obscur qui clignotent comme des paupières au réveil. 

Simenon a su créer un univers dont nous pouvons observer les ombres et silhouettes sombres sans nous identifier à elles. Nous nous les approprions seulement grâce aux raisonnements du chasseur Maigret, aux pas lents mais déterminés, avec son regard d’aigle. Immédiatement une étrangeté familière et une langueur automnale nous envahissent et nous enchantent. Nous nous nous sentons en sécurité, calé dans un bon fauteuil, lors de nos lectures. C’est un paradoxe émouvant d’ailleurs que cette sécurité chaleureuse nous envahisse alors que les enquêtes de Maigret font une large place à la détresse psychologique et à l’isolement des protagonistes les entraînant vers des tragédies et des crimes insensés.

Maigret ne juge jamais, il trouve la vérité en démasquant les criminels avec la patience et l’humanité qui le caractérisent, en comprenant et en recoupant les parcours individuels difficiles, comme déchirés par la vie. Il y a une forme d’unanimisme chez Simenon, proche de celui d’un autre immense écrivain prolifique, Jules Romains dont l’œuvre majeure, trop peu lu actuellement, Les hommes de bonne volonté est une merveille. 

La figure de Maigret est devenue un bien commun, immatériel, qui nous relie entre nous au sens littéral. Maigret permet à ce qui est entre de pénétrer en nous pour nourrir l’inexprimable qui travaille à l’intérieur de l’alliance entre cœur et esprit comme une pulsion vitale. 

Maigret et le client du samedi est un Maigret parisien, singulier car plus intimiste qu’à l’accoutumée et hors des protocoles habituels de ses enquêtes : 

. d’une part, c’est à son domicile, boulevard Richard Lenoir que Maigret accepte de rencontrer pour la première fois cet homme étrange et flou, Robert Planchon, qui débarque chez lui et lui annonce qu’il a le projet de tuer sa propre épouse, Renée, et son amant Roger Prou; que recherche-t-il en fait ? « C’était la première fois que Maigret quittait un homme, sur le palier de sa propre maison, en se demandant si cet homme, un peu plus tard, n’irait pas tuer deux personnes » ; 

. d’autre part, Maigret accepte curieusement d’endosser un rôle de confesseur, hors de toute enquête officielle, et demande à Planchon de l’appeler tous les jours en lui signifiant un « je suis là » pour le moins énigmatique; 

. Enfin, l’empathie de Maigret pour un homme insaisissable à la structure paranoïde est surprenante : « Maigret cherchait à comprendre davantage, à s’enfoncer dans l’univers ahurissant de Planchon ».  Comme si la personnalité fragile de Planchon provoquait un écho dans une introspection de Maigret. 


C’est un paradoxe apparent car dans tout le récit les dialogues prennent le pas sur les descriptions et les analyses intériorisées du commissaire. Ce sont donc les silences et l’onde qu’ils véhiculent qui dessinent en creux les tâtonnements intérieurs de Maigret qui surveille officieusement la maison du couple. Trop tard… Planchon a déjà disparu… Départ ? Voyage ? Dissimulation ? Ruse ? Fuite ? Meurtre ? Suicide ?


La ténacité du Divisionnaire aura le fin mot par le dénouement d’une situation incroyable, ubuesque et dramatique, qu’il n’avait pas su initialement envisager, ni entendre dans les silences, lors de son entretien avec Robert Planchon. C’est finalement une enquête en forme d’échec de Maigret, trop empêtré à suivre ce qui est au-devant alors que, là, tout se déroulait à l’arrière, là où l’expression dissimule l’évidence d’un impensable enfoui dans un non-dit éclatant.