53. Maigret et le client du samedi, de Georges Simenon, le Livre de Poche, 2018, 158 pages, 6,20€ – chronique 1
« Le brouillard un peu jaune qui s’était abattu sur Paris”, le “goût particulier” de la pipe de Maigret, une attention particulière et rêveuse accordée aux cadrans des horloges, autant de détails qui traduisent un changement presqu’imperceptible dans l’équilibre du monde. Simenon sait d’emblée installer une atmosphère, avec une économie de moyens stupéfiante, sur la base d’un lexique presque morne, aussi éteint que l’est souvent la pipe du commissaire. Pourtant, de Gide à Peter Handke, nombreux sont les écrivains qui ont loué son incroyable talent, rompu aux exigences de rapidité et d’efficacité par le journalisme qu’il pratiqua d’abord, au point de pouvoir écrire plusieurs livres en un mois qui sont autant de chefs-d’œuvre, d’être l’auteur de près de 200 romans et environ 150 nouvelles, sans compter 200 autres livres sous pseudonymes (dont « la déshabilleuse » ou « Miquette »), des articles, des mémoires, des contes galants…, puis d’avoir cédé au silence quelque dix ans avant sa mort. Boulimique en tout, il collectionnait les femmes, les maisons, les traductions ou adaptations. Aucun de ses livres n’est médiocre, certes certains décollent plus ou moins vite, et ceux qui s’engluent dans les lumières du nord ou la boue des profondes campagnes françaises ne sont pas les moins réussis, loin de là. Mais il sait aussi décrire la lumière de Porquerolles ou la touffeur de l’Afrique, la couleur de bronze des canaux de Venise comme chaque coin de Paris.
Beaucoup se sont échinés à découvrir le secret de ce style sobre et solide, où les dialogues tiennent une large place, particulièrement dans ce livre-ci, et de l’emprise qu’exerce immanquablement le climat de ses livres. C’est peut-être parce que son écriture évacue toute complexité, que Simenon reste toujours à hauteur d’homme ; chacun a sa chance, aussi coupable puisse-t-il paraître. Jamais l’auteur ne juge un de ses personnages, et c’est un peu à la manière d’un Langlois, le héros d’Un Roi sans divertissement de Giono, qu’il résout ses enquêtes. Il écoute, regarde, se met dans la peau des suspects jusqu’à devenir un peu semblable à eux, cherche leurs failles et leurs manies, gagne peu à peu leur confiance.
C’est souvent par un détail que passe l’écheveau du récit. À la veste d’un homme qui vient lui annoncer qu’il veut tuer sa femme, il remarque qu’un bouton est détaché, ce que voyant son interlocuteur dit : « oui, ça aussi, elle ne fait même plus semblant… – Semblant de quoi ? – De me soigner… D’être ma femme… ». En quelques lignes, tout est dit d’une situation, d’un individu. Nulle analyse psychologique, pas de commentaires, rien qui n’aille à l’essentiel. Seule est décrite une attitude : « Il s’agitait sur sa chaise, regardait parfois la porte ».
Et c’est parti. Nous n’en sommes pourtant qu’aux premières pages du livre. Comme dans tout bon roman policier où il ne s’agit pas de découvrir un coupable on se demande : « mais comment cela va-t-il bien pouvoir finir ? » Dans ce roman qui inverse de façon virtuose les perspectives, la maîtrise romanesque de Simenon est telle qu’il peut sembler un temps laisser flotter les rubans (de sa machine à écrire), s’attacher à la vie de famille de Maigret, le voir traiter des affaires courantes comme des vols de bijoux dans de grands hôtels. L’intrigue continue à courir derrière le temps qui passe. Le massif Maigret paraît entrer en hibernation.
Les quelque 80 livres qui mettent en scène le célèbre commissaire montrent un policier loin des canons habituels : il ne manie que rarement les armes, répugne à se livrer à des acrobaties, limite son intérêt pour les femmes à Louise, son épouse dévouée, vit dans un appartement petit bourgeois du XIe arrondissement de Paris, n’écluse pas à tour de bras des alcools forts même s’il n’est jamais le dernier à savourer une bonne bière. Il paraît le plus souvent soulagé et désolé de débusquer les coupables, comme s’il avait pu être l’un d’eux. Il pourrait passer pour un homme ordinaire s’il n’était, comme Simenon lui-même, curieux et compatissant devant les aléas qui font basculer la vie des hommes.