52. Le soldat désaccordé, de Gilles Marchand, éditions Aux Forges de Vulcain, 2022, 208 pages, 18€
Ce récit émouvant, à la trame subtile en forme d’encastrements de poupées russes, plonge le lecteur au cœur d’une enquête pour retrouver la trace d’un disparu de la guerre de 14-18. Ce roman au style alerte, presque enjoué, avec une langue qui prend de plus en plus de vitesse au fil du récit, nous irradie de lumière bienveillante malgré l’horreur des souvenirs et des images de la vie des tranchées qui hante les protagonistes : « On venait du monde entier pour se transformer en rats », « … quand tu meurs, t’appelles ta mère, quand t’es seul, t’écris à ta femme ».
C’est le premier désaccord, ou paradoxe, de ce roman que de nous faire ressentir au milieu des atrocités du vécu des soldats une histoire d’amour étourdissante entre un jeune appelé, Emile Joplain, fils d’un riche industriel, et une jeune femme rencontrée avant la déclaration de guerre, Lucie Himmel provenant d’un milieu modeste, alsacienne de surcroît.
Le deuxième désaccord qui nous saute aux yeux est celui qui tarabuste le narrateur, l’enquêteur, qui durant près de 10 ans après la fin de la guerre recherche la trace d’Emile Joplain puis de sa fiancée alors que lui-même, manchot par blessure, a continué la guerre comme il le pouvait : « j’étais un conducteur automate à la main amputée. Une marionnette.» et n’a pas su maintenir sa relation avec sa compagne qu’il aura à peine le temps de voir mourir de la grippe espagnole juste après sa démobilisation. Une sourde et profonde culpabilité le ronge et cette romance d’amour fou en pleine guerre qu’il découvre lors de ses recherches fait écho à ce qu’il n’a pas réussi à franchir émotionnellement.
Le narrateur-détective rencontre une multitude de personnages qui ont croisé la route du soldat Joplain. Parmi eux le lieutenant Paul Macaret qui était son ami et pour lequel Emile avait même fabriqué un orgue avec des douilles le long d’une tranchée, « …et même que les obus explosaient faisant des notes ! Une vraie symphonie du massacre ». Richard Létoile et Moriceau aussi, membres de la même Compagnie jusqu’en 1916, confirment qu’Emile écrivait des lettres d’amour à sa fiancée. Raymond Devisse, rare rescapé de l’escouade de notre enquêteur, en poste au ministère des Pensions, Primes et Allocations, l’aide à rechercher dans tous les types de registres possible les contacts et la trace d’Emile. On apprend par exemple qu’il a été évacué pour blessure à la jambe le 12 juin 1916, « le jeu de piste continue ».
L’entremêlement des souvenirs personnels et du parcours de guerre de notre détective qui persévère dans ses investigations au-delà du raisonnable résonne comme une parole qui cherche l’apaisement d’un accord impossible à trouver et, pourtant, l’harmonie quasi-musicale du récit prend possession de l’esprit du lecteur qui se surprend lui-même à fouiller dans les profondeurs des écorchements de sa vie personnelle et de ses mesures désaccordées.
La Fille de la Lune, figure nocturne et fantomatique, qui déambulait sans relâche au plus près des lignes de combats inhumains apparaît tout au long du roman telle un ange gardien de la vie parmi les morts-vivants. Elle recherchait un jeune homme « beau comme un prince et qui parle comme un poète ». Je vous laisse deviner qui cela pourrait être.
L’enquêteur finira par achever sa quête tel un Perceval hébété à la poursuite d’une réponse qu’il connaissait déjà car la question originelle, non formulée, était elle-même… la réponse. Toute aspiration à un idéal est avant tout parcours, cheminement, expérience d’un inachèvement. On ne questionne l’espace du rêve que de son propre côté, là où les mots sont comme inutiles, effacés.
Un magnifique récit de Gilles Marchand, aux multiples facettes, intriquées les unes dans les autres, qui vous transporte et malaxe vos émotions en tous sens. Entre morts accordés et vies désaccordées, un autre pli pointe son ondulation : celui de l’amour à tout rompre, quelles qu’en soient les conséquences.
Nous sommes tous encordés à la respiration de nos rêves et comme désencordés d’avec le sens de nos vies. Il faut l’accepter et en faire quelque chose, c’est tout ! Gilles Marchand nous livre un superbe roman à tiroirs, pétri d’un humanisme déterminé et modeste. C’est beau et rare !