50. Contes grecs, d’E.T.A. Hoffmann traduit de l’allemand par Édouard Degeorge, Cambourakis, 2022, 190 pages, 10€ – chronique 1
Bien des livres sont des contes, très peu pourtant le revendiquent comme genre ou en titre sur leur couverture. Sans doute parce que ce terme reste attaché aux lectures de notre enfance, à ces courtes histoires jugées à distance plutôt puériles, toujours édifiantes et avec ce quelque chose de modeste, usé et rebattu qui s’attache à ce que l’on connaît trop et que l’on a trop partagé.
C’est oublier que les Contes de La Fontaine ou de Boccace sont plutôt grivois, assez du moins pour que les premiers aient été censurés pendant des siècles. Et que ceux de Rohmer remettaient au goût du jour le marivaudage, avec l’infinie fraîcheur, la grâce et l’allègre ingénuité qu’on leur connaît.
Malgré Voltaire ou Perrault, il semble que l’âge d’or du conte se situe au XIXe siècle, avec Andersen, les frères Grimm, ou Hoffmann. Celui-ci, grande figure du romantisme allemand, était aussi caricaturiste, ce qui lui valut quelques ennuis quand il croqua de façon peu flatteuse ses supérieurs hiérarchiques. Et compositeur. Auteur de messes, de quintettes, de symphonies, d’opéras, de cantiques, chef d’orchestre, il est aussi un peintre reconnu. Une telle et si rare polyvalence méritait qu’on s’y arrêtât, d’autant qu’elle recoupe ses thèmes de prédilection, la musique en particulier, que sa technique d’écriture emprunte par exemple beaucoup au leitmotiv, et la peinture de ses personnages à ses talents de caricaturiste. Ces derniers se révèlent pleinement dans le portrait du tuteur de la princesse grecque, ce que n’a pas manqué de relever le traducteur du livre, Édouard Degeorge, dont l’éditeur a retenu sa version et sa préface de 1848.
Ces Contes grecs sont composés de deux textes : Les Méprises et Les Mystères. Selon la préfacière, ils sont « une satire de la grécomanie qui agita l’Europe, et particulièrement l’Allemagne, à l’époque du soulèvement de la Grèce contre le joug ottoman.»
Sous-couvert que « l’invraisemblable est souvent vrai », que les mystères ne sont que des vérités non encore révélées, le récit avance comme un roman policier avant l’heure, avec ses énigmes, ses rebondissements et son enquêteur, ou plus exactement entre la thaumaturgie du théâtre antique et le suspense des romans modernes. Résumer ces nouvelles, avec les retours arrière et les réveils de rêves qui viennent clore de folles péripéties, la perpétuelle dimension magique, relève de l’impossible, sauf à y consacrer des pages. Pour la première l’argument tient en revanche en quelques lignes : un jour un baron trouve sur le banc d’un jardin un portefeuille oublié, dans
lequel une annonce parue dans un journal lui enjoint de partir pour Patras. Ce ravissant objet appartient visiblement à une femme, bientôt divinement fantasmée, comme sa patrie natale, la Grèce. La suite dira s’il rencontrera l’une et l’autre.
Dans la deuxième nouvelle, un écrivain en mal d’inspiration, qui n’est autre qu’Hoffmann lui-même, et que son éditeur tarabuste pour que lui soit enfin livré un texte promis, reçoit plusieurs lettres qui relancent son inspiration et la situent dans le prolongement de la nouvelle précédente. Dont une du baron. Et une autre du fameux tuteur, qui lui fixe rendez-vous.
Lors de celui-ci, il rentre en possession du petit portefeuille de couleur bleue. « Il espérait se conduire avec plus d’adresse que le baron et éclaircir le mystère ». Somme toute, voila un auteur qui se retrouve dans la situation bien singulière d’un de ses personnages, et de recevoir de lui du courrier. Réussira-t-il mieux que lui à découvrir « la belle Grecque” ? Tombera-t-il ainsi amoureux d’une de ses« créatures»? Le baron, autre création de son esprit, sera-t-il son rival ?
C’est peut-être pourquoi Hoffmann en arrive à décrire un baron qui n’est plus que l’ombre de lui-même, et qui si élégant jusqu’alors devient négligeant dans sa tenue. Mais le personnage et l’histoire entrent en résistance : le baron plaît et intrigue dans les salons. Il « brilla d’un éclat nouveau ; il devint plus à la mode que jamais […] on trouva cela charmant ».
Avant que l’auteur n’humilie à nouveau le pauvre baron, le faisant lamentablement chuter de cheval sous les yeux de sa belle, puis lui administrant maints soufflets et force claques d’une « main invisible », agitée par des « puissances malfaisantes », évidemment soumises au bon vouloir de l’auteur. Puis le couvrant enfin du plus complet ridicule, comme s’il se vengeait, avec une sévérité déconcertante, de son héros.
Hoffmann, qui n’hésite pourtant pas à s’octroyer avec quelque ironie le titre de « bon Magus* », réalisera in fine la triangulation et la filiation modernistes auteur/personnage/liseur, en faisant appel à un « lecteur bénévole », s’il s’en trouve, pour lui confier le dernier mot de cette histoire.
*Terme qui fait irrésistiblement penser au grand livre de John Fowles, The Magus, qui déploie ses inoubliables sortilèges dans une île… grecque.