Méditation sur un amour défunt, d’Emmanuel Berl, Grasset 1925, réédité dans la collection Cahiers Rouges, 1992, 168 pages, 9,50€

48. Méditation sur un amour défunt, d’Emmanuel Berl, Grasset 1925, réédité dans la collection Cahiers Rouges, 1992, 168 pages, 9,50€

Nous pour qui l’œuvre d’Emmanuel Berl, (récits, essais politiques, historiques, sociologiques et d’esthétique) n’a plus ou presque aucun secret, jusqu’à ce livre* commis en tant que nègre littéraire, serions bien en mal d’expliquer pourquoi nous avons retenu celui-ci. Peut-être le titre, aussi beau, pour évoquer une autre forme de mystique, que Introduction à la vie dévote, de Saint Francois de Sales, explique-t-il en partie notre choix. Il serait d’ailleurs intéressant de conduire un jour une étude taxinomique sur la fabrication et l’attraction des titres. Peut-être aussi notre vieille édition, ces fameux et si élégants Cahiers Verts chez Grasset qu’ont si désavantageusement remplacés ceux de la collection des Cahiers Rouges. Enfin, parce qu’il ne faut jamais commencer par conseiller le chef-d’œuvre d’un auteur (chez lui Sylvia, Rachel et autres Grâces, Le Virage ou Regain au pays d’Auge, pour ce qui est des récits).

Et puis ce livre, le deuxième de l’auteur, son premier récit après Recherches sur la nature de l’amour** publié à compte d’auteur, fait preuve, déjà, d’une incroyable maturité.

La plupart de ses écrits sont autobiographiques, attachés le plus souvent à une ou plusieurs figures féminines. Tous sont marqués par un mélange de douce mélancolie et d’une intelligence si ferme, d’une sensibilité si vive, qu’ils surpassent les récits les plus réussis de l’époque sur le sentiment amoureux***. Il semble qu’aucun mot ne puisse mieux leur être attaché que celui de grâce. Celui d’une émotion très pure, d’une infinie distinction, d’un touché stylistique à nul autre pareil.

« Si je souffrais de quelque chose, c’était probablement de mon indifférence. Mais cette indifférence, que vaut-elle ? Je l’éprouve aussi pour ma propre vie. Depuis que j’ai cessé de l’aimer, je ne suis plus, comme avant, le noeud d’interminables cordes par quoi je me trouvais lié à l’univers. » Nous sommes vite saisis de la vaine et folle envie de recopier chaque phrase. Laquelle choisir ? Chacune est un miracle d’équilibre, de juste balance, de connivence avec celles qui les environnent et que relancent des questions, rythment de courtes incises, des chiasmes sans lourdeur, d’impeccables comparaisons. Quelque chose dépasse la simple question du style pour porter l’écriture vers une forme de précision poétique, de quintessence du souvenir, assez proustienne dans ses effets.

Proust que d’ailleurs notre auteur a bien connu. Des anecdotes fourmillent sur leurs rapports, toujours courtois et parfois orageux. Proust, mais aussi tout le monde littéraire de l’époque, en particulier Drieu et Malraux. On pourrait à bon droit considérer Berl comme un centre rayonnant de la littérature, autour duquel maints cercles concentriques ne cessent de s’élargir.

Sa vie amoureuse, fort tumultueuse, telle qu’il la décrit assez crûment pour l’époque nous semble-t-il, néglige et pour cause deux faits réjouissants. Ils sont postérieurs à la période de ce récit. On retient souvent que l’année suivant sa parution, il épousa Suzanne Muzard, ce qui lui valut la rancune de Breton et des surréalistes. En effet, elle était la maîtresse de ce dernier. Et le restera. L’histoire retient aussi qu’il vécut durant quarante ans avec sa dernière épouse, Mireille, la créatrice du Petit conservatoire de la chanson. Il existe sur le net des vidéos irrésistibles et émouvantes où elle parle de celui qu’elle appelait Théodore, cet homme malicieux (la moindre photo de lui suffit à vous le rendre immédiatement sympathique) dont tous ses contemporains louaient le charme et la séduction.

Sur leur tombe figurent en épitaphe les paroles d’une des chansons de Mireille: « avec le soleil pour témoin ». Si l’on se permet un léger glissement, on ne saurait mieux dire tant Emmanuel Berl illumine et sacralise tout ce qu’il touche.

Ou presque ! Car l’on ne peut oublier que Berl rédigea deux discours que Pétain prononça en juin 1940. Personnage aux facettes multiples, d’une profonde complexité, Berl n’est pas sans évoquer Giono dont il partageait le pacifisme absolu. Pour eux, tout était préférable à la guerre, et la paix était digne de tous les combats. Tous deux avaient connu l’horreur des tranchées, dont Le Grand troupeau de Giono livrera un souvenir halluciné. Pour parfaire le rapprochement, Berl fit dire au maréchal cette phrase que Giono aurait pu écrire : « La terre, elle, ne ment pas. »

Cet amour défunt est celui qu’éprouva l’auteur pour Christiane, qui «détestait le réel et s’aimait peu soi-même ». Christiane qui est belle, le sait, mais évolue comme à la surface de sa vie. Si ce livre est avant tout un autoportrait sans complaisance et le portrait d’une femme déchirée entre les convenances et un amour dont on ne sait s’il mérite ce nom, Berl restitue aussi magnifiquement en quelques lignes le tableau d’une époque, celui entre autres de la Riviera peu avant l’armistice. Le goût d’alors pour « les tableaux cubistes et les jazz-band », l’apparition des garçonnes, des russes blancs qui écoulaient leurs bijoux de famille. Ce talent rare doit autant à ses aptitudes d’écrivain qu’à celles d’historien. Il passe avec le même bonheur d’une rencontre avec Proust ou Christiane, du désir inassouvi, des multiples aspérités de son amour à son rapport à la jalousie ou au judaïsme : « j’étais content d’épouser une jeune fille qui ne soit pas juive. Le sionisme me fait horreur. Je ne comprends même pas ce problème, certain de ma qualité de Français autant que de ma qualité d’homme.[…] Ma mémoire, en tous cas, ne remonte pas plus loin que la France. Et Jérusalem évoque pour moi, d’abord, quelques vers de Racine. » Ou à des descriptions horribles de la guerre, avec ses « entrailles humaines accrochées aux arbres collées comme des essaims de frelons rouges. »

Dissectiond’une passion dont les premières lignes disent déjà la fin : « je crois bien que je ne l’aime plus. Quand on me parle d’elle, les syllabes de son nom n’exercent plus sur moi leur étrange pouvoir d’arrêter ma vie », ce livre subtil et délicat montre avec quelle force inattendue un amour vous arrache de vous, des autres, du monde et des mots, avant de vous rejeter pantelant sur cette rive-ci, lourd encore du poids des rêves et des vertiges qui habite les livres.

*Histoire vraie d’un prix de beauté, par Raymonde Allain, Gallimard, 1933
**Recherches sur la nature de l’amour, Plon, 1923
***par exemple Aimée de Jacques Rivière, Claire de Jacques Chardonne, ou Geneviève de Jacques Lemarchand.