46. Ascension, de Ludwig Hohl, traduit par Luc de Goustine, dessins de Marc Tom Dieck, réédition chez Le nouvel Attila, 2022, 196 pages, 16€ – chronique 2
Rarement un périple en montagne a été raconté avec tant d’éllipses, de sous-entendus écorchés comme les arêtes des hautes roches que les deux jeunes alpinistes, Johann et Ull convoitent d’atteindre. Le titre lapidaire du récit de leur progression, Ascension, résonne comme les mots sobres, aux couleurs de métal qui relèguent les émotions des protagonistes en arrière-plan du décor lugubre, déchiqueté et tempétueux qui s’ouvre à leurs regards.
Ludwig Hohl a remanié son récit durant des dizaines d’années avant de parvenir à sa forme définitive, épurée, qu’il voulait au plus proche des éléments décrits. « La partie supérieure des flancs du massif, revêtue de névés et d’une roche grise, lisse, à l’éclat soyeux, évoque un bouclier ciselé en finesse dans l’acier ou l’argent ». Au début, Johann et Ull avancent à bons pas dans une neige molle, épaisse, qui ne fera que se densifier au cours de leur errance. Le ciel couvert, puis la tempête qui s’ensuivra les obligeront à faire demi-tour vers le refuge avant le renoncement d’un des compagnons de cordée, Johann, épuisé, mais surtout apeuré face à l’immensité minérale, sombre, et par la brume qui ne lui renvoie plus aucune image visible et l’aveugle. Johann et Ull parlent peu, ils n’ont pas les mots ; le silence qui règne est celui d’un tombeau ouvert aux vents et au froid.
Dans une atmosphère de veillée funèbre tant les couleurs s’effacent devant les cirques montagneux gris mats, profonds comme des crevasses insondables et découpés dans un mélange de neige et de roche, Ull continuera seul son ascension insensée.
La langue de Hohl suggère la désolation crépusculaire des lieux plus qu’elle ne décrit l’environnement : « Les pans de neige étaient comme des plaques métalliques arrondies par un emporte-pièce multiforme qui se détachaient sur le fond sombre ; certaines de ces plaques, de platine ou d’étain, dont les bords incurvés tissaient des entrelacs d’une incroyable finesse de tranchant étaient parfaitement mates ».
A la lecture d’Ascension, nous ressentons les angles hachés des séracs du glacier qu’il faut contourner car « la surface du glacier est là sans y être » comme nous, lecteurs, sommes là sans y être tant les mots de Hohl sont des glaçons qui refusent de fondre. Ces mots acérés sont faits d’ombres, de noirceur qui dessinent des abîmes. Les montagnes, refuges, arêtes rocheuses, et même la présence humaine sont comme engloutis dans un mauvais rêve de mots, toujours impuissants à faire autre chose que se découper eux-mêmes en mille morceaux, comme broyés par le silence qui les tient dans sa parole.
« Les cinglantes piqûres de la glace », « la colère sauvage et blanche de la nuit », « les passerelles, étroites lames de glace qui enjambent les profondeurs béantes », finiront par avoir raison de l’obstination irrationnelle de Ull à ne pas abandonner son ascension solitaire. Il ne pourra pas faire face et glissera dans les abîmes tandis que l’apparente insouciance de Johann qui a abandonné et ne connait pas la tragédie qui se joue plus haut le rattrapera afin qu’il ne puisse pas, lui non plus, oublier qu’en montagne la solitude est une zone de mort certaine.
Ludwig Hohl nous livre dans ce récit séquencé en brefs chapitres, effilés comme des lames de plus en plus fines, un hymne, ou un hommage, à l’impossible défi que les alpinistes les plus aguerris se lancent sans raison et sans pouvoir s’arrêter à temps, même quand il le faut. Cependant, « La rose est sans pourquoi » écrit Maître Eckart, comme les mots sont des roches muettes, aux arêtes discordantes, ouvertes au vent mental, qu’il faut savoir appréhender d’abord en tant que lieux, avant de lire leurs sens qui ne désignent rien de bien essentiel. Les mots sont des abîmes de glace et de roches émiettées impossible à gravir et, à mon sens, c’est d’abord ce que l’auteur nous suggère dans cette œuvre unique et remarquable.
Les dessins à l’encre de Chine de Marc Tom Dieck illustrent magistralement le roman par la difficulté à entrevoir dans ceux-ci les détails qui n’ont peut-être jamais existé que dans les seules fugaces impressions qui nous traversent lorsqu’on fixe les gravures. Un récit inquiétant qui ne laisse pas indemne, à lire de toute urgence par tous les amoureux des montagnes et des mots… et ils sont nombreux !