45. Ascension, de Ludwig Hohl, traduit par Luc de Goustine, dessins de Marc Tom Dieck, réédition chez Le nouvel Attila, 2022, 196 pages, 16€
La montagne toujours a fasciné et tenu à bonne distance les hommes. Comme les îliens construisaient leurs villages loin des rivages, à l’abri des vagues et des vents. Lieu de toutes les paraboles et métaphore d’une élévation spirituelle, d’un tutoiement de la mort et des dieux, domaine du silence, de la pierre et du froid, comme la foi, elle constitue aussi un appel irrésistible pour certains. Si l’histoire de l’alpinisme est une des plus belles qui soit, celui-ci a engendré aussi tout un pan très vivant de la création littéraire, auquel notre site rend fréquemment hommage. Depuis 1336, nombreux furent les émules de Pétrarque parti à la conquête du Ventoux. Ceux qui se sont mesurés aux parois, que les exploits de René Desmaison, Walter Bonatti, Reinhold Messner et bien d’autres ont ébloui, ne regardent et ne racontent plus le monde de la même manière et continuent à porter en eux une part d’absolu et de poésie blanche.
Jacques Dupin comparait dans Gravir* le poète à un être pour qui le chemin et la persévérance valent plus que le sommet, animé par la volonté de s’arracher de l’attraction terrestre pour éclairer les versants obscurs, ouvrir le sens et la beauté à de nouvelles voies. Les alpinistes pourraient bien constituer une variété de poètes adeptes du seul silence et de la blancheur nivale, qui écrivent à mains nues** sur « le rempart démesuré, indescriptible, du flanc de la montagne »(Hohl).
Ce court récit, Ludwig Hohl mit plus de quarante ans pour l’écrire. Dès sa sortie il fut salué unanimement comme un chef-d’œuvre, comparable dans ses finalités et dans sa forme au Vieil Homme et la mer d’Hemingway. Peter Handke, Max Frisch et bien d’autres, témoignèrent de leur admiration devant ce style lapidaire, minéral, dur et pur comme la pierre et la glace. Mais que la traduction soit parfois flottante fait regretter l’absence de Philippe Jaccottet, qui traduisit Chemin de nuit***, un des quatre livres de Hohl parus en Français. Il le présentait ainsi en quatrième de couverture avec la profondeur et la justesse dans l’approche critique qu’on lui connaît : «Cette prose est dure comme le bloc de granit qui apparaît tel un amer à l’homme perdu dans la “veule éternité” des plaines, dure comme ces montagnes toujours à l’horizon du désir de Hohl ». Et il continue un peu plus loin : « Mais ces montagnes […] elles sont à gravir comme la nuit, ici, est à franchir, dans le froid, pour atteindre l’autre, pour que le monde ne finisse pas ». En somme la montagne n’est qu’un obstacle dressé devant les hommes pour qu’ils aillent plus loin qu’elle.
On se réjouira de constater que Jaccottet a aussi traduit les nouvelles raffinées et très surprenantes d’Histoires d’amour**** de Adolf Mushg, cet autre auteur suisse allemand auquel Une ascension est dédiée.
Le livre est constitué de courts chapitres qui sont autant d’étapes devant conduire vers le sommet les deux hommes, si dissemblables dans leur motivation et leur apparence. C’est « La marche d’approche » jusqu’au « chalet d’alpage », puis après un jour de pluie et d’attente le départ au tout petit matin où “la lanterne fait plus d’ombre que de lumière”, les premiers pas dans “la lumière éteinte” qui étreint les cœurs les plus endurcis, et, tout au-dessus, “gigantesque, le corps de pierre de la montagne [qui] gisait là, conjugué avec l’éternité”.
Et voilà que la neigeest « chose étonnante pour l’altitude et pour l’heure – plus molle », alors à quoi bon s’être levé si tôt pour constater que le froid de la nuit n’a pas durci le manteau neigeux et qu’il va falloir progresser dans cette bouillasse vers le bas de la paroi ?
La traversée d’un sérac dévoile un autre territoire infiniment hostile, un véritable capharnaüm de rochers et de glace, un univers en suspens que l’auteur décrit comme « certaines œuvres de Piranèse », le célèbre graveur italien et architecte du XVIIIe qui représentait des « prisons » faites de voûtes, de ponts, de poulies, de coursives et d’escaliers enchevêtrés, effroyablement intriqués. Ces paysages de métal, de fer et d’encre hantèrent bien souvent les rêves les plus noirs de Nerval et Nodier.
Et puis il y a ce temps que Ull, le plus expérimenté des deux hommes, bien plus que Johann tour à tour grognon et mutique, dont on se demande bien ce qui l’a attiré là, ce temps que Ull s’acharne à trouver beau, alors que de lourds nuages bas commencent à encombrer le ciel. Ce temps qui bientôt vire à la tempête de vent et de flocons glacés.
Il faut redescendre au refuge, d’où Ull repartira seul à l’assaut de la montagne. Il passera la première nuit sur une vire, « un canapé de pierre”, un balcon au milieu de la paroi, à « taper la semelle », à lutter contre l’emprise du sommeil et des rêves qui lui seraient fatals à cette altitude. Puis ce sera la perte de son piolet, une prise qui s’effrite, le sacrifice d’un bout de corde… Nous sommes « dans les années vingt de ce siècle ». Les moyens et le matériel étaient bien sommaires alors : des chaussures à clous, un chapeau, de pauvres gants perméables au froid et à la pluie, rien de bien sérieux pour lutter contre les conditions dantesques de la montagne.
Nous voici à quelques pages de la fin de ce récit en forme de directissime. À chacun d’y voir une allégorie de l’écriture et des hommes toujours en recherche d’eux-mêmes, sur les traces laissées peut-être par le passage des dieux. Ou la résolution logique d’un défi mené à son terme.
*Editions Gallimard, 1963
**René Desmaison, La montagne à mains nues, Flammarion, 1971
***Éditions l’Age d’Homme, 1994
****Édtions Gallimard, 1977