41. La mer de la fertilité, de Yukio Mishima, éditions Gallimard collection quarto, 2004, 1 200 pages, 32€
Un roman fascinant, captivant, dans une langue proche de la sensation de flocons de neige virevoltant au loin, puis se rapprochant au fil de la lecture pour nous éclabousser de leurs étoiles glacées qui fondent instantanément à notre contact. Il subsiste, à vie, la musicalité de la poudreuse qui a pénétré notre âme et notre cœur de façon tranquille, douce, comme la nuit remplace le jour, ou comme s’effacent des empreintes sous la neige fraîchement tombée.
L’ensemble des quatre volumes (Neige de Printemps, Chevaux échappés, le Temple de l’aube et l’Ange en décomposition) se lisent d’une traite et nul ne peut les oublier. C’est avec émotion que je souligne le privilège que vous avez de ne pas les avoir déjà lus car cette découverte d’un des plus sensibles romans de la littérature du 20ème siècle vous ravira.
L’histoire d’amour entre Kiyoaki Matsugaé et Satoko, jeunes héros âgés de vingt ans, dans le premier volet de la tétralogie, Neige de Printemps, nous émeut si fortement que le frisson gagne le lecteur à la cadence des pages tournées avec passion. Sigekuni Honda, l’ami de Kioyaki, assistera impuissant au dénouement dramatique de cette histoire d’amour impossible.
Vingt ans plus tard, dans Chevaux échappés, Sigekuni, devenu magistrat, a la certitude de revoir Kiyoaki, sous l’apparence d’un autre jeune homme âgé de 20 ans. La même fougue, la même tâche de naissance, la même passion. Serait-il sa réincarnation ? Le dénouement sera tout aussi dramatique pour le jeune héros que pour Kiyoaki.
De nouveau, vingt ans plus tard, Sigekuni Honda, alors âgé de 60 ans revivra dans le Temple de l’Aube une expérience similaire qui s’achèvera de la même façon tragique.
Dans le dernier volet, L’ange en décomposition, Sigekuni maintenant âgé de 80 ans verra ses convictions les plus intimes se désagréger et le doute s’emparer de lui : tout ce qu’il a construit, vu, vécu ne serait-il pas qu’une simple illusion, ou un mirage ? Ce que semble confirmer sa visite à Satoko dans un monastère. Agée comme lui de 80 ans, elle a perdu la mémoire de ses vingt ans et ne se souvient plus de Kiyoaki et des raisons qui l’ont conduites vers l’isolement.
La vieillesse, ou plutôt le vieillissement, ne serait-il pas un évident renoncement à la vie, une mise en cause du temps passé et, même, d’un éventuel temps retrouvé finalement impossible ? En miroir, La mer de la fertilité est une opposition à la symbolique de La recherche du temps perdu car aucun souvenir ne recèle ici une saveur de ré-enchantement mais, au contraire, les ruines d’une illusion.
Cependant, La mer de la fertilité peut aussi apparaître comme une sorte de doublure surprenante de La recherche du temps perdu car ce n’est pas le passé qui vit son avenir revécu dans un présent, mais plutôt l’avenir qui ne saurait avoir un présent puisque rien ne s’est passé.
C’est un roman magistral, le plus accompli de Yukio Mishima, le dernier qu’il nous ait légué, avant sa disparition si précoce en 1970, à l’âge de 45 ans.
Dans ce roman, sa langue si délicate, émotive, précise et enveloppante comme un écrin de neige fait songer à la sensibilité diaphane du style de Kawabata qui était son mentor et dont nous vous conseillons la lecture de sa correspondance avec Mishima, publiée récemment aux éditions Albin Michel.