37. Et tout soudain en rien, de Suzanne Doppelt, 2022, éditions P.O.L, non paginé, 13€ Chronique 2
« … Un peu d’invisible monte très lentement vers la surface et s’en retourne à vue », cette dernière ligne du récit tout en perspectives de Suzanne Doppelt illustre magnifiquement sa tentative.
Tentative de courber, ou de distordre, le point novalissien pour rendre visible l’invisible volume du regard.
Tout soudain car rien n’est prévisible et en rien car c’est par le seul effet de miroir que l’on peut établir « une photographie de la pensée ».
« Rien n’est plus mobile qu’une tache » énonce l’autrice en écho à Novalis pour lequel « on ne peut penser le point autrement que mobile ». La pensée d’un élément, ou la vue d’une image, entraîne la fuite de sa matière car la mobilité n’est pas issue du point mais de la pensée, ou du regard, qui s’accroche à une vitesse qui n’est pas la sienne.
Fixer la mobilité, c’est vouloir surprendre « un fantôme à peine qualifié ». Et tout soudain en rien est un hommage de facture poétique (a-t-on un autre choix ?) aux images mobiles que l’on voit en permanence sans même s’en apercevoir. C’est un récit-enquête, un roman policier sur « le fin fond de l’image » entraperçu, peut-être de manière illusoire, mais certainement enraciné dans le regard.
On songe aussi au Loup des steppes de Hermann Hesse en lisant ce magnifique texte. Par la théâtralisation des événements construits, le jeu des perspectives, de leurs angles et de leurs points, l’autrice nous fait ressentir les paysages de l’invisible : « … de la neige cachée avec grand art ce rectangle de petits points blancs et noirs, une mire de télé sur fond de paysage ».
On pense également à la lecture du récit-enquête sur l’âme du regard à Kleist et à son théâtre de marionnettes où « la perspective est affaire de point de vue ». C’est un court roman-énigme sur « l’œil éteint plongé dans des variétés de noir ». Suzanne Doppelt nous apporte des réponses en forme de jeux à déchiffrer au hasard de la lecture car « … l’homme n’est complet que là où il joue…ou là où il danse ».
Les récurrences des mots et des formules déployés pour guider le lecteur, les énigmes telles que : « l’immobilité des aubépines et de l’ombre portée, du silence aussi celui des vents, demandez-leur la cause » pour convier le lecteur à bien cerner « la composition qu’il faut regarder pour compléter » sont des invitations à passer derrière ce qui se voit pour nous permettre, à notre tour, de voir ce qui nous fait voir.
« … les ombres volantes augmentent » autant que nous apprenons à discerner l’invisible que dissimule ce qui se montre. Cela fait écho aux mots du peintre Nicolas de Staël : « l’espace pictural est un mur mais tous les oiseaux du monde y volent librement, à toutes profondeurs ».
C’est un jeu de l’esprit incontournable pour qui veut être voyant ! « Jouer, c’est expérimenter avec le hasard » écrivait Novalis, le jeune père du romantisme allemand, car jouer ce n’est rien d’autre qu’attendre dans le lieu même du hasard; c’est dans la précipitation du jeu que le hasard revêt sa potentialité active car il y a saisissement dans l’origine de sa forme : le jeu libre.
Suzanne Doppelt nous offre ici un cadeau précieux, un bijou novalissien, où s’offre « à chaque pas un tableau, à chaque pas un jardin d’ombres ». Cette enquête sur l’image et la perspective ravira les amoureux parmi ceux qui savent « qu’un coquelicot peut être gris, une feuille noire et les verts ne sont pas toujours de l’herbe » et « que le gris est une gamme à lui seul ».
C’est un récit-enquête littéralement extraordinaire ! Au lecteur de savoir composer sa partition personnelle après avoir vu « un éclair, le ciel neigeux ».