35. La montagne morte de la vie, de Michel Bernanos, première édition chez Jean-Jacques Pauvert en 1967, réédition en 2022 par l’Arbre Vengeur, 241 pages, 9€
Michel Bernanos, fils de Georges, a écrit en quelques semaines en 1963, un an avant sa disparition tragique, La montagne morte de la vie qui a été publié pour la première fois en 1967. Il forme la pierre angulaire du cycle dît fantastique de Michel Bernanos complété par le Murmure des Dieux et L’envers de l’éperon, tous deux également réédités (respectivement en 2011 et 2018) par les remarquables éditions de l’Arbre Vengeur.
La montagne morte de la vie est un récit inouï, saisissant, féérique dans lequel s’enchevêtrent une inquiétante étrangeté, digne des meilleurs contes des romantiques allemands, une forme de surréalisme : « …du gouffre que nous avions franchi des flammes bleues montaient… », ou « …baignant au milieu d’un lac de sang, un œil bleu à la pupille noire nous fixait… » et une intrigue parmi les plus mystérieuses et envoûtantes que j’aie eu le plaisir de lire.
C’est une sorte de thriller à rebondissements inimaginables qui débute de façon classique par les déambulations maritimes d’un Galion « qui va chercher de l’or du Pérou pour les espagnols » sur lequel s’est engagé un jeune mousse de 18 ans.
S’ensuivront l’absence de vents durant des semaines « où la mer pareille à un immense lac d’eau dormante répandait une chaleur tout juste supportable », les combats de l’équipage qui s’entretue pour l’eau et la nourriture, le capitaine assassiné, le cannibalisme pour survivre, la tempête terrible où le navire devient la proie d’un tourbillon, puis le naufrage qui laisse comme seuls survivants, agrippés à un mat, le jeune mousse et son protecteur le vieux cuistot Toine.
Dans une langue fluide comme de l’eau mais qui se resserre peu à peu dans un étau de pierres, Michel Bernanos suggère ce qui se joue derrière ce qui semble se raconter, comme un épais rideau de théâtre dissimule l’anxiété croissante des acteurs avant leur entrée en scène.
Il use de subterfuges pour nous faire penser que son roman serait une simple histoire de pirates cruels, ou de Robinsons, qui tourne mal. Il n’en est rien !
Le cœur du récit commence lorsque les rescapés, le jeune mousse et Toine, découvrent « un monde à l’envers; oui, c’est un monde à l’envers ».
L’eau de mer devient aussi douce et potable que celle de torrents, le soleil se reflète sur des poulpes aux tentacules rouges de « la grosseur d’un tronc d’arbre », le sable de la côte où ils accostent est de la poussière rouge et, surtout, des statues aux formes de visages humains ponctuent roches et grottes et deviennent au fil de leur errance, à l’approche de la montagne, de plus en plus nombreuses.
Faut-il évoquer encore les battements sourds de la terre, « je finis par me demander si ce n’est pas le cœur de toutes ces statues qui bat sous cette terre », ou bien « les lianes qui ondulent comme des animaux vivants » et les fleurs géantes « blanches, curieusement dentelées de mauve. A leur approche, elles se referment très lentement. J’acquis soudain la certitude qu’elles s’avançaient vers moi… » ?
Progressivement, l’effroi des deux naufragés terriblement esseulés qui tentent de rejoindre le sommet d’une montagne éloignée en traversant une jungle inerte où « les arbres s’inclinent jusqu’au sol la nuit » comme pour saluer la montagne, et où « les fleurs fuient à leur approche avec l’élégance et la légèreté de biches » provoque un suspense quasi insurmontable et le lecteur accélère sa lecture.
Le ciel étoilé change chaque nuit, « … ou il bouge, ou c’est nous qui nous déplaçons. De toute façon, cet univers est un inconnu ».
A l’effroi succède une résignation devant un inéluctable pressenti par les rescapés. « Ce jour- là, je remarquai pour la première fois que notre peau devenait bizarrement rugueuse. Un peu comme si de la boue eût séché dessus. » Ils continuent leur ascension difficile, « … nous nous sentions devenir peu à peu minéral ».
Ils semblent s’élever vers une sorte d’éternité, mais laquelle ?
Le conte de Michel Bernanos dont les images ondoient sous les vapeurs enfouies d’une langue vitrifiée s’achève lorsque le jeune mousse renonce à son corps défendant. « Le seul souvenir qui me reste, depuis des siècles que je vis dans la pierre, est le doux contact de larmes sur un visage d’homme ».
Récit littéralement prodigieux par la puissance imagée de sa langue et l’énigme insoluble qui le porte et résonne longtemps en nous après avoir refermé le livre.