32. L’île haute, de Valentine Goby, éditions Actes sud, 2022, 271 pages, 21,50€
L’île haute est un récit d’une grande beauté, bouleversant d’humanité, d’une sensibilité rare qui vous enveloppe et fait remonter à la surface de votre cœur vos émotions enfantines.
Extraordinaire roman d’apprentissage de Valentine Goby qui épouse le cœur d’un garçon de douze ans, Vadim, rescapé des rafles, réfugié sous une fausse identité, durant trois saisons de 1943 dans une famille des hameaux des hauts-plateaux de la vallée des Ours, au-dessus de Sallanches. Plateaux coupés du monde à cause des nombreux couloirs d’avalanches qui l’entourent et de son isolement à la lisière de la frontière Suisse, sous le massif du Mont-blanc.
Roman classique dans son écriture, pudique et lumineux, qui ravira les amoureux de la montagne. Il raconte la découverte émerveillée des alpages par Vincent : « Vincent n’écoute pas, il a la montagne plein les yeux, les tympans, les poumons, il est envahi de montagne, elle est trop immense, trop étrange, trop nouvelle pour qu’il s’en détache. Ce sera facile d’être un autre ici », jusqu’à son appropriation progressive de cette vie simple, grandiose, rude, mystérieuse et attachante où la nature devient une compagne aussi complice que la nuit avec les étoiles, où « le blanc sonne comme un silence, un rien avant tout commencement… le paysage est une enquête ».
Vincent découvre la neige « qui a des teintes roses, rouges, oranges, on croirait un mirage. Vincent savait que le mot neige n’était pas blanc ». A Vallorcine, chez Blanche et Albert, « en Vincent, le chagrin et le soulagement se mêlent comme les eaux à l’estuaire ».
La relation amitiamoureuse entre la jeune Moinette de dix ans (disant donc) et Vadim, devenu Vincent sur l’île haute, est éblouissante de spontanéité, de simplicité, de tendresse. « C’est la main de Moinette qu’il rencontre, la petite main moite de sucs de fleurs ». Elle prend tout votre cœur durant la lecture, comme elle est le fil qui relie les jeunes protagonistes à leur insouciance, aussi fragile qu’un flocon de neige.
Moinette est « une fée, un lutin… une guide qui surprend, rit, râle… elle lui a tout ouvert, offert sans rien savoir ni exiger de lui ». Elle questionne régulièrement Vincent de la même manière, avec étonnement mais sans se moquer : « T’as jamais vu un arbre ? … T’as jamais vu la neige ? …T’as jamais vu la cousse ? », ou encore : « T’as jamais vu de tacounets ? … T’as jamais vu de coucous ? … T’as jamais mangé de fiodzette ? … ».
Moinette initie avec sa grâce malicieuse Vincent à la connaissance de son nouvel environnement : odeurs des étables, traite des vaches, ski dans la neige épaisse, randonnées vers le col de Loriaz, jeux de glace (« jeu avec les molettes qui sont des boules de glaces translucides », pâturages de transhumance, guidage des bêtes, secrets des hameaux, plantes sauvages, fleurs cachées, forêts inquiétantes, mets inconnus, non-dits délicieux…
Comme Kandinsky, Vincent voit des couleurs dans les sons : « Asthme gris, presque transparent… Vincent est vert, montagne doré… Chamoix sonne roux ». « La forêt tient la guerre à distance. Vincent habite ce vert, son prénom en rempart ici ».
Il y a du Belle et Sébastien dans cette œuvre poétique, colorée, blanche mais grave dans son dénouement et ses faux-semblants implicites. Sans doute moins parce que les adultes bienveillants, notamment Blanche, autre mère de substitution de Vadim-Vincent, après Madame Dorcelles à Paris, veillent mais parce que l’indicible solitude, pour ne pas dire l’abandon, est miraculeusement ré-enchanté par la jeune fée des neiges, Moinette, si proche, si pétillante, si vive, si généreuse…Moinette est le Merlin l’enchanteur de Vincent-Vadim, sa guide espiègle et belle comme Belle était l’âme protectrice de Sebastien.
Martin, son jeune ami aveugle lui fait découvrir la sensualité des mots qui dessinent la beauté de la montagne : « Ici, il n’y a pas de paupière ».
Pour décrire la montagne songe Vincent « il faudrait des mots transparents, gelés, directement extraits de la montagne. Des mots qui n’ont jamais servi. Ou bien il faudrait être Martin pour décrire la montagne à qui ne l’a jamais vue ».
Ce pays de neige autour de Vallorcine, havre éphémère de paix et de liberté, protège Vincent de sa douleur indicible, lui ouvre un horizon d’émerveillements insoupçonnés et lui donnera l’énergie de poursuivre sa route en devenant, une nouvelle fois, un autre en lui-même comme une île haute qui domine la mer tumultueuse qu‘il traverse.
C’est par la traversée nocturne et pédestre d’un tunnel que débute L’île haute. Tunnel ferroviaire bloquée par une avalanche qui ouvre l’accès à ce pays de neige des hauts-plateaux sous le col de la Loriaz, à l’ombre des pics des Aiguilles rouges. C’est par la traversée d’un autre tunnel entre l’île haute et la Suisse que s’achèvera le roman pour permettre à Vincent de devenir définitivement un jeune homme sûr de la force de son identité : « Déjà Vallorcine s’efface, c’est un autre garçon qui vient vers Loriaz, c’est Vadim pour la première fois ».