30. L’homme sans qualités, de Robert Musil, collection Points Seuil, tome 1, traduction de Philippe Jaccottet, réédition de 2011, 799 pages
L’homme sans qualités n’est pas un livre. Ce sont de multiples livres, empilés, intriqués, un mille-feuilles, ou presque, puisqu’il compte 1800 pages ! Un livre infini, qui n’est d’ailleurs pas terminé, et ne pouvait pas l’être. Un livre qui possède un intense pouvoir germinatif, peut-être parce qu’il doit beaucoup à un jardin, enclos au cœur de Vienne. Il s’agit tout à la fois d’un roman qui s’émancipe de ses règles et d’un essai qui n’en adopte pas la forme. « Un essai de roman », comme a pu le qualifier son traducteur, Philippe Jaccottet, qui accomplit là, aussi, œuvre magistrale. Celui qui, tout en conduisant une des plus importantes aventures poétiques de ces temps, offrit aux lecteurs français de pouvoir lire, et avec quelles fidélité et sensibilité, non seulement Musil (tout Musil, jusqu’à en être assez las vers la fin a-t-il confié), mais Rilke et Homère, Hölderlin et Cassola, Gongora et Bachman, ou Ungaretti qui disait préférer les traductions de Jaccottet à ses propres originaux. On est du coup assez ému quand on lit ces lignes, cette notation qui pourrait être sienne : « La petite branche de l’arbre, le pâle carreau de fenêtre dans la lumière du soir ».
Personne mieux que Philippe Jaccottet ne semblait apte à traduire la langue intellectuelle de Musil, comme s’il y avait tout naturellement plaqué un miroir d’une parfaite transparence. On sait la proximité qu’il entretenait avec la littérature allemande, et tout particulièrement la poésie. On sait moins qu’à peine engagé chez l’éditeur Mermod, à Lausanne, il publia à 22 ans une traduction de La Mort à Venise, de Thomas Mann. On peut y voir sans conteste comme une introduction à l’œuvre et à la traduction de Musil. On sait moins aussi qu’il écrivit, peu de temps après l’avoir achevée, un récit philosophique, L’Obscurité*, qui fait montre au-delà des malheurs et de la noirceur du monde d’un désir absolu d’accéder à une forme de rayonnement suprême (« prendre le parti de la clarté »), de dégager un chemin vers la lumière, une vérité qui ne cessera d’habiter son œuvre poétique. On sait moins enfin que du long compagnonnage avec Musil découla un petit ouvrage à la fois sérieux et lumineux, Éléments d’un songe**, qui non seulement fait preuve d’une impeccable assimilation des thèmes de l’auteur autrichien, mais de la même exigence, de la même ambition, celle qui ne devait jamais cesser de le guider dans sa quête des mots les plus justes. Nul doute non plus qu’il ait partagé avec Ulrich, l’homme sans qualités, ce sentiment de décalage par rapport au monde, de non appartenance, lui qui se retira dans la Drôme incapable de participer aux mascarades parisiennes, au jeu des convenances et des apparences.
L’homme sans qualités doit être entendu comme celui qui est inapte malgré ses dons et son intelligence à se conformer aux préceptes du monde. « Il lui semblait parfois qu’il fut né avec des dons pour lesquels, provisoirement, il n’y avait pas d’emploi ». Il ne possède aucun des talents qui assurent réussite et succès, ou plutôt aurait honte de les solliciter pour obtenir quoi que ce soit en retour d’une société qu’il rejette. Les tentatives d’Ulrich pour s’y inscrire, dans l’armée d’abord, en tant qu’ingénieur ensuite « en passant de la cavalerie à la technique », puis enfin comme mathématicien, et ce, en ces trois domaines, malgré des satisfactions et des succès certains, finirent toutes par buter sur une espèce de vitre de verre, à la fois fragile et infranchissable, qui s’assombrissait et finissait par tout entacher de suspicion et de désillusion.
Walter, son ami d’enfance, sorte de double d’Ulrich, a lui choisi le monde du travail, mais prend sa propre inactivité, ses dons artistiques pourtant prometteurs frappés de stérilité, pour un mal du temps. « Sa vie, qui n’avait abouti à rien, trouvait soudain une explication grandiose ». C’est lui qui forge l’expression « homme sans qualités » à propos de son ami, qu’il décrit à la manière d’un homme pétri de qualités, mais qui en est en même temps exempt ; qualités à la fois présentes et invisibles, en veilleuse, maintenues sous le boisseau. “Pour lui rien n’est stable”, continue Walter. Chez Ulrich toute chose est aussi valable que son contraire. “ Toute mauvaise action finira par lui paraître bonne sous un certain rapport ». Il aura aussi cette phrase, beaucoup plus avant dans le livre : « Ulrich met toute son énergie à ne faire jamais que ce qui ne lui paraît pas nécessaire ». Bien souvent Walter apparaît comme le meilleur juge, sinon Ulrich lui-même, de son ami. « Ulrich est un homme que quelque chose contraint à vivre contre lui-même, alors même qu’il paraît se dérober à toute contrainte »
De manière générale, bon nombre de personnages sont des postulations d’Ulrich. Le général sous les ordres duquel il servit illustre le destin militaire auquel il s’est soustrait, Arnheim le voit comme un « homme qui semblait être sa propre aventure dans un autre corps », le jeune Hans, peu importe les idées qu’il défend, représente la version radicale et indomptée qui sommeille encore en lui, etc.
Publié en 1930, traitant d’un monde révolu, ce livre est pourtant d’une stupéfiante modernité. Non pas seulement au regard des sujets traités, de la vivacité du style et de la pensée, mais parce que Musil excelle à saisir des moments infimes, les subtils et presqu’imperceptibles changements qui affectent une époque : « Quelque chose d’impondérable. Un présage. Une illusion. […] Vous n’auriez pu déceler le moindre détail qui n’eût pas été possible autrefois, mais tous les rapports s’étaient légèrement gauchis. Des idées dont la valeur était naguère fort mince, avaient pris de l’embonpoint…»
Cette capacité hallucinante à dilater le moindre instant jusqu’à y faire rentrer un monde, à donner à chacun sa chance et sa charge unique, à le suspendre de telle manière qu’il semble universel et issu de notre présent immédiat, lui accordant une infinie plénitude, se double d’une éthique exemplaire. Musil n’hésite jamais à pousser les réflexions jusqu’à leur limite absolue, en leur opposant une vérité tout aussi séduisante, à présenter avec tous les critères de l’objectivité paradoxes et idées saugrenues, soupesant les contraires comme un peseur d’âmes, cartographiant la totalité d’une problématique, quitte à choisir in fine la solution la plus convenue.
Il est remarquable que Musil en défenseur de la pensée constructive et efficiente défende avec la même ferveur toutes les idées, qu’il les partage ou non, et considère avec les mêmes égards tous ses personnages, fussent-ils au final balourd comme le général ou fumeux comme Arnheim, le grand écrivain/homme d’affaires. Nous présenterions volontiers notre héros comme un élève espiègle et doué de Hegel, chez qui la sursumation dialectique serait une seconde nature. « Le présent n’est qu’une hypothèse qu’on n’a pas encore dépassée ».
C’est bien pourquoi il cultive un intérêt fanatique pour la science mathématique, car : « il arrive à peu près tous les deux ans qu’un élément qui avait été tenu jusqu’alors pour une erreur renverse brusquement toutes les conceptions, ou qu’une pensée insignifiante et méprisée devienne la maîtresse d’un nouvel empire de pensée. »
C’est donc au cœur d’un petit milieu, vaguement aristocratique, d’une coterie en mal d’espérance que naît, sous l’égide de la belle cousine d’Ulrich, Diotime, la grande idée de l’Action parallèle. Quelque chose comme une organisation pacifique internationale. Elle n’a d’autre projet que de « donner en exemple aux autres nations du monde les peuples de l’Autriche », sans qu’aucune idée-force la charpente ou l’oriente. « Chaque fois que Diotime était tout près de se décider pour [« une grande idée »] elle était obligée de constater qu’il ne serait pas moins grand de donner réalité à son contraire ». C’est la deuxième partie de ce premier tome. Musil nous montre comment des idées creuses portées à un seuil de boursouflement maximum peuvent mobiliser d’assez grands esprits, ou considérés comme tels, avant que de retomber piteusement comme un soufflet. C’est aussi l’occasion de rappeler que ces institutions, quel que soit le nom qu’on leur donne, sont toujours créées pour le bien du peuple par une élite avec pour seule fin de parler à sa place.
« Deux semaines plus tard, Bonadea était depuis quinze jours sa maîtresse. » Espièglerie, aussi, du style ! Qu’on ne s’imagine pas, malgré les nombreuses et si diverses idées développées dans cet ouvrage, l’aspect de cathédrale sous lequel on l’a si souvent dépeint, comme un monument de sérieux. Ceci est d’ailleurs le sort propre à beaucoup de chefs d’œuvre et d’auteurs. Si une telle thèse n’a pas déjà été écrite, et nous n’avons rien trouvé de tel sur le net à ce sujet, il serait temps que nos universitaires les plus talentueux s’attachent à la question si négligée de l’humour dans le domaine littéraire. Serait-ce d’une certaine manière porter atteinte à ces oeuvres que de les envisager, aussi, sous cet angle ? Que l’on songe à Proust, à Joyce, à Durrell, à Hugo ou Molière, à Shakespeare, les raisons et occasions de se distraire abondent.
Ce roman fonctionne aussi comme un dispositif à multiples niveaux. En effet, si plusieurs personnages peuvent représenter des variantes d’Ulrich, les personnages féminins sont autant d’incarnations et de stéréotypes complémentaires : la jeune fille, l’amie d’enfance, la femme fatale, la déesse inaccessible. Mais à noter qu’en retour, à la manière du personnage incarné par Terence Stamp dans le Théorème de Pasolini, Ulrich finira par révéler à chacun sa vraie nature et sa vocation secrète, comme un ange profane, un magicien des âmes.
Le dernier chapitre s’intitule le Tournant. Le livre se clôt sur l’annonce de la mort de son père. Alors qu’il prépare ses bagages défile soudain en images fugaces des épisodes de sa vie, comme on dit que cela se produit avant sa propre fin. Signe, au minimum, d’un renouveau, d’une renaissance. Comme on ne saurait peut-être mieux définir Ulrich que comme un homme qui « attendait », le deuxième tome fera l’objet d’une prochaine recension, de quoi, amie lectrice, ami lecteur, mesurer votre patience !
*Gallimard, 1961
**Gallimard, 1961