L’Homme sans qualités de Robert Musil

29. L’Homme sans qualités, de Robert Musil, poche points (2 tomes), réédition de 2011, 1982 pages, 20,80€ (pour les 2 tomes)

L’Homme sans qualités de Robert Musil est un roman d’apprentissage, une œuvre conséquente tant en volume (près de 2 000 pages) qu’en densité.

La rédaction de cette œuvre inachevée (comme Le Château de Kafka) a occupé Musil à plein temps plus de vingt années, entre 1920 et 1942. Robert Musil, en permanence, change l’éclairage sous lequel l’œuvre nous apparaît. Il nous perd dans un labyrinthe de faisceaux  dont l’ensemble forme pourtant une symphonie où s’articulent changement et immuabilité dans le monde déclinant et imaginaire de la Cacanie (par Cacanie, il faut entendre : – kaiserlich und königlich – impérial et royal – terme ironique pour Musil pour désigner l’Empire dont la toile de fond est bien l’Empire Austro-hongrois déliquescent de 1913), au travers des pérégrinations métaphysiques, sociales, psychologiques et personnelles de son héros, Ulrich, l’homme dont on dit qu’il est sans qualités.

En quoi le personnage principal du roman, Ulrich, homme a priori démotivé par excellence puisqu’ « en disponibilité du monde », est-il le vecteur et le dépositaire de l’énergie vitale, c’est-à-dire de ce qui pousse à agir tous les autres personnages du roman ?

Ulrich, homme qui ne répond jamais à aucune qualité qu’on lui prête, témoigne paradoxalement d’une motivation que tous les protagonistes du roman ressentent à son contact et dont, à des degrés divers, ils se nourrissent.  Ulrich, figure emblématique de l’anti-héros incarne la vitalité même qui anime chacun d’entre nous dans nos actes. 

En quoi la construction du personnage d’Ulrich a-t-il un caractère universel ? Pourquoi Ulrich est-il, à l’instar de K. dans le Château, un artisan du changement alors que son rapport au monde est biaisé en permanence par une réflexivité qui annihile apparemment sa propre faculté d’agir et son insertion sociale ? 

Ulrich est l’homme-orchestre autour duquel toute l’organisation et les motivations individuelles, collectives, se construisent et s’articulent.

« Un homme ne va jamais aussi loin que lorsqu’il ignore où il va » fait dire Musil au comte Leinsdorf. Et le comte, un instant émoustillé par cette contradiction apparente, sans pourtant bien en saisir son sens, retourne, à l’instar des personnages du roman, à ses divagations intérieures qui ne mènent jamais nulle part.

Peut-être s’adresse-t-il secrètement le message de Cromwell ? Le comte Leinsdorf n’est-il pas un homme égaré, accablé par une tâche trop lourde pour lui et qui cherche des certitudes là où il n’entrevoit ou ne ressent que des abîmes ? Il joue avec les apparences, les doutes, les certitudes, sans savoir la nature du jeu qui se joue réellement et sans avoir la maîtrise du changement qui s’opère par ce jeu, au contraire d’Ulrich, l’homme sans qualités.

Ou bien le comte Leinsdorf trouve-t-il dans cette citation une forme de confusion qui le repose de sa quête permanente de rationnel qui, chaque jour, se dérobe un peu plus sous les habillages formels les plus divers de son service auprès de l’Empereur ? 

Et cette formule, à la résonance singulière, ne peut que rassurer un homme qui passe sa vie à consolider un sens dont il ne sait pas, dans le fond, s’il est sien et quel est sa validité.

Ou bien encore : le comte Leinsdorf joue-t-il à l’homme sans qualités ? Il se motive afin de pouvoir être le vecteur de l’important travail qui doit être le sien et dont il ignore où il le mène vraiment : la consolidation du pouvoir de l’Etat, cette totalité rationnelle qui doit prendre en main la dispersion irrationnelle des peuples.

Ce serait comme un clin d’œil à Ulrich que le comte puisse ressentir comme lui et par là, d’une certaine manière, entériner le choix qui sera le sien de le placer à la tête de la fameuse Action Parallèle – comité national créé par le comte dont la mission est d’apporter des idées afin de donner un nouvel essor au réveil patriotique -. Car, derrière les personnages à qualités omniprésents dans les deux premières parties du roman « En guise d’introduction » et « Toujours la même histoire » se tapissent des hommes sans qualités, comme Ulrich, mais sans cette recherche consciente de la nature de leurs doutes et de leurs insatisfactions.

On le voit, sur une simple citation du comte Leinsdorf, de multiples interprétations sont possibles (et cette citation exprime de manière remarquable l’esprit du roman de Robert Musil).

Les interprétations et questionnements exprimés ci-dessus ne s’opposent aucunement les unes aux autres et, sans doute, sont-elles toutes recevables si on se place au cœur du miroir des possibles et des doutes qui façonnent chacune des paroles des personnages du roman et dont Ulrich est le principal protagoniste. 

A mon sens, Ulrich, « l’homme qui lorsqu’on lui dit d’une chose qu’elle est comme elle est, pense qu’elle pourrait aussi bien être autre », joue le rôle de relanceur pour jouer avec le sens, le réel et le possible. Non dans le but de déformer le sens, mais avec l’objectif de prolonger la forme par laquelle le sens vient au monde pour retrouver ses racines, son espace ouvert sur les possibles et sur l’attente, et non sur les seules qualités, ou sur le réel tout simplement. 

« Ainsi pourrait-on définir simplement le sens du possible comme la faculté de penser tout ce qui pourrait être aussi bien, et de ne pas accorder plus d’importance à ce qui est qu’à ce qui n’est pas ».

Ouvrir le réel sur ce qu’il recèle de possible est, de mon point de vue, l’objet de la quête de l’homme sans qualités. 

Ces interprétations illustrent les ambiguïtés et les alternatives de chacun des propos tenus par la multitude des personnages du roman. Et, surtout, elles révèlent le parcours qu’effectue à chaque instant le lecteur de l’Homme sans qualités, entre le sens de ce qui lui est signifié et le lieu du possible où s’exprime ce dont on lui parle.

Ce lieu du possible renvoie à l’expérience éprouvée par le lecteur. Expérience d’une herméneutique qui a de la difficulté à s’interrompre, car le sens exprimé ne s’ouvre pas sur du réel, sans perdre sa nature même de possible. Il y a donc une forme de frustration ressentie à la lecture de l’Homme sans qualités, mais cette frustration incite à favoriser la veille du lecteur, et l’attention des personnages du roman, leur désir de rester en alerte, d’envisager tous les contextes possibles.  

Dans l’Homme sans qualités, le lecteur reste comme suspendu entre les sens possibles de ce qu’il lit. Ces sens possibles sont suscités par la manière musilienne d’ouvrir le sens à l’interprétation. 

Le sens réel, nous venons de le voir, n’existe qu’en référence aux sens possibles. Le sens du texte lu ne peut donc qu’être en retard sur ses sens possibles. Qu’est-ce que cela signifie ?

Cela veut dire que l’on fait l’expérience du texte de Musil, avant même de pouvoir en comprendre le sens qu’on lui donnera finalement. Le sens premier voulu par Musil existe-t-il d’ailleurs en tant que tel ? 

C’est là toute l’intelligence et la difficulté du roman. Entre les sens possibles et le sens réel, Musil est logé à la même enseigne que son lecteur : il cherche à définir l’ordre du possible dans un sens, c’est-à-dire à ouvrir le sens au-delà de son réel pour que sa qualité de sens devienne, avant tout, disponible et non figée. 

J’illustrerai ce propos par cette magnifique assertion de Musil : « qu’une possibilité ne soit pas réalité signifie simplement que les circonstances dans lesquelles elle se trouve provisoirement impliquée l’en empêchent, car autrement, elle ne serait qu’une impossibilité ».

Robert Musil écrit un roman alors que son propos aurait pu l’entraîner vers l’essai philosophique : « les philosophes sont des violents qui, faute d’armée à leur disposition, se soumettent le monde en l’enfermant dans un système », ou scientifique : « Ulrich avait considéré la science comme un préliminaire, un endurcissement, une sorte d’entraînement ». 

Cependant, c’est comme si Musil avait eu l’intuition que le choix du roman pour rechercher la logique du sens et percer le jeu des apparences lui permettrait de mettre à distance le rationnel en tant que tel, pour pouvoir se consacrer à la multiplicité des possibles, à ce qu’il nomme « la théorie du possible appliquée non à la science mais à la vie elle-même et donc, pour lui, à la vie juste ».

Par sa lecture du sens romancé, c’est-à-dire relativisé dans son langage par l’expérience même de celui qui le lit, le lecteur apporte ce qui manque à tout sens rationnel, à toute philosophie qui s’exprime uniquement dans l’ordre du sens : la multiplicité de l’interprétation désignée dans le sens lui-même et l’espace du temps de la pensée se pensant. En fait, il manque à l’essai métaphysique la réconciliation de la pensée logique avec l’irrationalité de la logique en tant que seul sens possible.

Musil refusa successivement la carrière de militaire, d’ingénieur, de philosophe, écartant à chaque fois les qualités qu’on lui proposait. Il cherchait au travers de l’écriture de l’Homme sans qualités, qui l’a englouti durant plus de vingt ans, à comprendre et à réconcilier le sens du possible et le sens du réel afin de trouver comment vivre au mieux. 

La quête de Musil, illustrée par son héros, Ulrich, est la recherche de l’autre état, celui où le monde se rendrait réellement disponible pour les individus qui y vivent et non celui où l’homme doit avoir des qualités pour agir et ne devient, progressivement, que l’expression de qualités nécessaires sans savoir où lui-même si situe par rapport à celles-ci.

Définir le lien entre le sens et ses possibles est le souhait d’Ulrich et l’objet de l’écriture de L’Homme sans qualités. Au-delà, l’utopie musilienneUne utopie, écrit Musil, c’est à peu près l’équivalent d’une possibilité ») est de vouloir façonner dans le réel la forme de la vie juste (ou « vie exacte ») qui est, à mon sens, la vie de l’espace mental, lieu formel des représentations et des possibles, réconciliée avec la vie des apparences.

La troisième partie du roman « Vers le règne millénaire ou les criminels » éclaire de façon dérangeante l’errance d’Ulrich, lorsqu’il croit saisir en Agathe (sa sœur) la part perdue de lui-même, bouclant ainsi l’impossibilité à exprimer le possible autrement que sous la forme d’une fusion avec l’autre qui serait néanmoins un double, sa sœur. D’où la relation incestueuse la plus célèbre de l’histoire de la littérature moderne.

Tout sens pensé, toute action qui seraient incapables de témoigner de la forme du possible, et de l’espace de médiation qui leur ont permis d’éclore, seraient dénués de sens par rapport au sujet même de leurs existences. 

En cela, L’Homme sans qualités est une réflexion sur la vie des mots.

Tous les personnages à qualités – Diotime, les comtes Leinsdorf et Stallburg, Clarisse, le général Stumm, Walter, Arnheim, etc. – qui participent au décor fantomatique du roman et rêvent de modifier le monde cacanien à leur avantage ne font que crier leur désespoir de ne pouvoir échapper au déterminisme du réel. Ils ont oublié qu’ils sont d’abord ce qu’ils ne sont pas, qui les a fait naître ce qu’ils sont, avant d’être ce qu’ils rêvent de devenir.

S’interroger sur la nature de la liberté d’Ulrich vis-à-vis des formes déterminées, c’est se pencher sur son autonomie mais aussi sur le pouvoir qu’on lui prête. « Interrogé sur sa profession, Ulrich avait répondu indépendante ». 

Pourquoi Ulrich, l’homme en quête d’une insaisissable identité, est-il l’homme autour duquel tout se construit, tout change ? Pourquoi cet homme démotivé par le réel en tant qu’existant recèle-t-il une si grande énergie pour agir et influer sur son environnement ?

Lisez ce roman majeur et extraordinaire et vous trouverez vos réponses… ou plutôt de nouvelles questions en forme de réponses.

Ulrich ne s’arrête ni au sens qu’il produit (pas plus à celui qu’il reçoit !), ni à la simple réalité de ses actions (ou à celles de ses « colocataires » romanesques !). Les autres vont vers lui, recherchent sa présence, lui confient des responsabilités. Ulrich deviendra Secrétaire général de l’Action parallèle, organisme qui a pour objectif de trouver des idées nouvelles pour dynamiser la nation déclinante car il ne ferme jamais les champs que les actions ou les paroles ouvrent. Il les interprète, il les analyse en s’abstenant de juger. Il écoute et parle sans chercher prioritairement une reconnaissance et sans vouloir convaincre son interlocuteur du bien-fondé de ses propos.

Ulrich est l’homme sans qualités, c’est-à-dire sans particularité autre que celle d’être, en fait, toujours ailleurs que là où l’on pense qu’il se situe. Il ne répond jamais complètement aux attentes de ses interlocuteurs et il détourne le jeu social de son champ habituel pour le travailler, sans aucune agressivité, au profit du rêve indistinct qu’il poursuit.

« Qu’est-ce qu’un homme sans qualités ? demanda Clarisse ».

« Rien ! Précisément, ce n’est rien du tout ! répondit son compagnon Walter… Il a l’air si généralement intelligent que cela n’a plus aucun sens précis… quand il est en colère, quelque chose rit en lui. Quand il est triste, il prépare quelque plaisanterie. Quand quelque chose le touche, il l’écarte. Ce ne sera jamais qu’après en avoir entrevu les relations possibles qu’il osera juger d’une cause. Pour lui, rien n’est stable. Tout est susceptible de changement ». 

Ulrich ignore le but de sa recherche… et ne trouve rien. En revanche, il effectue un parcours exigeant car son implication se situe entre deux mondes : le réel qui le contraint et le possible qui le perd.

Ulrich est dans une relation à l’origine à partir de l’expression, et non l’inverse. Et ce n’est pas un hasard ! Ce n’est nullement ce qu’on pourrait nommer l’abstrait qui l’attire mais bien le concret, ce qui est tangible. Etudier, ressentir ce concret dans ce qu’il recèle de possible en devenir l’amène à se situer en méta-physique. Cependant, Ulrich n’est ni seulement philosophe, ni uniquement poète. Il ne travaille pas en verticalité, ou en hiérarchisation dans le silence de sa pensée, mais en largesse et en musicalité de l’âme.  

Robert Musil ne parle que du langage dans toute son œuvre, de cette impossibilité qu’il y a d’exprimer l’incommunicable. Mais de quels mots peut-on user pour décrire, pour désigner ce qui les exprime ? Les mots ne sont que des prétextes à faire entendre ce qu’ils ne disent pas, mais révèlent et ouvrent. Fixes, ils sont pensés mobiles et cette mobilité est travaillée par Musil. C’est un apport singulier et novateur que de considérer la mobilité comme expression d’une forme possible. Seul Novalis, avant Musil, a initié cette potentialité mais sous une forme fragmentaire, poétique… et non romanesque. 

Musil fait comme s’il était envisageable de réaliser le chemin inverse de celui habituellement emprunté. Il part du concret, du réel, et retourne chercher dans l’abstrait (dans l’espace mental) ce concret qui a bien dû préexister en tant que lieu possible pour qu’il s’impose à nous, si simplement. 

Musil cherche en fait à définir l’altérité comme un manque possible. 

Le champ ouvert par Musil est peu exploré car il abandonne le territoire du réel pour théoriser le sens qu’il nous livre dans l’univers du possible, et non le contraire. Le contraire, c’est ce que l’individu ordinaire, nous tous, acceptons comme une évidence : théoriser le réel, ou le concept, pour le rendre possible, et non théoriser le possible pour le rendre réel.

Musil ira jusqu’à faire parler son héros de la façon suivante : « Ulrich se souvint de l’instant où il avait dit à Diotime qu’on devrait abolir la réalité ».

Ceux qui n’ont pas encore eu le plaisir de lire l’Homme sans qualités ont de la chance : cette lecture exigeante est un enchantement qui vous grandit et vous marque à jamais !