À mon tour d’Hubert Lucot

27. À mon tour d’Hubert Lucot, éditions P.O.L, 2022, 359 pages, 23€

Le vide qu’a provoqué dans les lettres françaises la disparition de Hubert Lucot le 18 janvier 2017 ne s’est pas refermée depuis. La lecture de son dernier opus ravive s’il en était besoin ce sentiment d’être face à une œuvre unique, exemplaire et souveraine que le temps n’effacera pas. Est désormais laissé à Danielle Mémoire et Dominique Meens pour citer les plus incontestables, le soin d’assurer le statut de grands auteurs, dominant l’actuelle production littéraire hexagonale.

Lexicographe, créateur de collages et de découpages, inventeur de mots et praticien de nouveaux concepts littéraires, il est l’auteur d’une cinquantaine d’ouvrages, dont une petite moitié publiée chez son éditeur historique, P.O.L, tous inventifs, sauvages et beaux. Il est aussi le concepteur en 1970 du Grand Graphe*, livre d’une seule page de près de 3 mètres sur 5, « qui ajoute au déroulé abstrait de l’écrit le mouvement féroce et fécond d’un graphe » (bravo Wikipedia !).

Hubert Lucot était par ailleurs un être délicieux. Je dois à ma femme et à Véronique Pittolo de l’avoir connu, ce dont je les remercie avec reconnaissance. Je me souviens de son port aristocratique, très figure du donateur, et cette tout à la fois bonhomme et bougonne façon qu’il avait eu de se faire respecter d’un jeune serveur qui lui donnait du « jeune homme ».

Il était profondément généreux et attentif aux autres comme il l’était dans son écriture. Aux représentants de la classe politique et aux travers du temps il réservait son ironie et sa férocité, particulièrement actives dans ses collages qu’il expédiait dans des enveloppes qui défiaient les formats et les critères habituels de La Poste, souvent sous une appellation récurrente : « plus jamais ça ! » Quand ce n’était pas en direction des imposteurs en matière littéraire (Roth ou Murakami par exemple). Souvent il décochait plusieurs flèches en même temps : « Télérama préfère les grossièretés ennuyeuses de Martin Scorsese, Clint Eastwood et Woody Allen ». Bon sang ne saurait mentir : son père** était cinéaste. De là lui vient son art du montage, que père et fils pratiquèrent parfois ensemble, mis au service de l’écriture.

Car ce qui frappe d’emblée quand on le lit, c’est que chaque phrase ou presque est une surprise, d’une construction inattendue, comme légèrement déjointée sous l’effet d’une antéposition ou d’un mot décentré de son sens, ou au contraire d’un terme d’une précision absolue ou encore d’un adjectif substantivé (« un simple parasol, il estivale le soleil d’hiver »). Les variations de son style sont infinies, alors même qu’il s’attache à décrire ce qui relève du plus trivial, mais aussi de la complexité du réel et de ses épaisseurs simultanées, illustrant en cela cette théorie rebattue que les artistes regardent autrement notre monde ou voient ce que nous n’y voyons plus.

À mon tour s’inscrit dans une tétralogie dont il constitue le dernier tome, intitulée Le cycle de la mort. Au début du livre, il ne se passe rien, qu’un éternel présent dont les mots notent l’étalité, l’inexplicable fatigue aussi, les premières investigations médicales, minutieusement décrites.

Adepte du micro-quotidien, l’auteur dégage dans les plus simples choses comme dans les plus terrifiantes de l’univers hospitalier ce qu’elles peuvent apporter de bonheur, de bonheur oui, un bonheur fin, de biais, qui lui permet par exemple de discerner une « merveilleuse lumière alpine » dans le parc des Buttes-Chaumont ou dans le même ordre d’idées : « Dans ma tonnelle, l’irréalité de la lumière [qui] pourrait peupler le paradis. » Cette épiphanie du banal, qui vise à magnifier ce que la littérature d’ordinaire délaisse, le classe résolument aux côtés de Peter Handke et des modernes (Peter Handke que lui « révéla » en même temps que Thomas Bernhard, A-M., sa femme Anne-Marie, objet d’une grande dévotion dans ces/ses souvenirs).

D’où cette écriture qui s’intéresse, se confronte à tout. Comme aux multiples déplacements en tant que grand usager des bus en particulier et des transports en commun en général. Il leur accorde une large place dans ses pages : « sans le tramway […], les deux derniers livres seraient autres ». Pour un trajet avec correspondance, il peut parler de « l’élégant montage 87-42. »

Un exemple parmi tant d’autres qui dira l’altérité et l’alacrité dont il est empreint quelles que soient les circonstances. Il vient d’avoir confirmation la veille qu’il est atteint d’un cancer : « Assis sur les marches qui tombent du flanc caché de Saint-Gervais, j’étais heureux, un beau sac en papier sur les genoux, de me baigner parmi des humains en fête, un grand-père pourrait porter un sapin, des clochettes scintiller ». Cette appétence, cette positivité ne se démentiront pas : « belle ma chambre [d’hôpital], ensoleillée magnifiquement ». Ce n’est pas trop dire que le long calvaire hospitalier se change en traversée féérique, peuplée de créatures angéliques et de rivages exotiques. HL se comporte exactement comme un explorateur découvrant un monde inconnu : « L’Hôpital, monde nouveau ».

C’est à peine si, quand tout s’accélère, (urgence, inconscience) le récit rédigé après coup devient plus factuel, plus avare d’émotion, hormis pour le lecteur. Mais il revient vite avec gourmandise aux tenues des femmes ou à ce que contient son plateau repas…

Il excelle aussi dans les mises en perspective spatiales et temporelles, comme si une flèche verbale trouait soudain l’espace-temps, en des espèces de courts-circuits qui font se répondre et s’amplifier des instants éloignés et donnent au présent épaisseur et valeur d’éternité. Rapporté à l’écriture, une manière de collage à distance, de split screen ! Quelque chose encore de l’intentionnalité de Husserl ou de l’enseignement d’Anaxagore.

On ne peut pas ne pas souligner enfin son humour à contre-courant : « Mon nodule à la forme et la dimension d’un pépin de citron. J’ai un pépin de santé. » Ce n’est qu’une des manifestations de cet alliage très spécial, où l’extrême intimité est pudeur et l’égotisme distanciation. En somme un Lucotcentrisme rayonnant.

*Editions Tristram
**René Lucot, par ailleurs, comme sous l’effet d’un va et vient père-fils, auteur de très jolies nouvelles : Les chemins de Combernon, Dumerchez, 1996