25. Voyage au mont Tamalpaïs, d’Etel Adnan, Manuella Éditions, 2021, 98 pages, 19€ chronique 2
Le 14 novembre dernier, la peintre et écrivaine franco-americano-libanaise Etel Adnan est morte à Paris, à 96 ans. Elle avait acquis, depuis une dizaine d’années environ, au moins en tant que peintre, une forte reconnaissance internationale. De très nombreuses expositions de par le monde en attestent, tout particulièrement en France, où plusieurs accrochages ont eu lieu dans son espace d’élection, la galerie Lelong & co (pas moins de sept expositions dans celle de Paris sans compter les succursales de 2015 à 2022). Il est vrai qu’elle avait trouvé en Jean Frémon, son directeur, un défenseur enthousiaste, éclairé et pertinent par ailleurs auteur d’ouvrages aux qualités littéraires manifestes ( cf Proustiennes* ou Le singe mendiant** pour ne citer que ces deux-ci). Cette collaboration donna naissance à une huitaine de livres, dont le merveilleux Parler aux fleurs, véritable petit bijou éditorial, où face à des tondi et rectangles de petite taille (30×25) figurent d’assez admirables poèmes tirés du Cycle des tilleuls.
Etel Adnan écrivait aussi bien en français qu’en anglais et en arabe. Un peu plus d’une trentaine de titres, des essais où souvent elle interroge l’histoire et le devenir du monde arabe, des poèmes et des récits, sont parus en français, traduits ou écrits directement dans notre langue.
Pour compléter ce portrait, celle qui naquit d’un père syrien et d’une mère grecque fut élevée dans un couvent français !
L’exposition en 2016 à l’Institut du monde Arabe connut un beau succès. Sa facture y est pour beaucoup, qu’on pourrait qualifier de vive et naïve. Rien qui rebute ou offusque les regards les moins avertis. On pourrait aussi évoquer à son sujet un Nicolas de Staël aux formes simplifiées, les perspectives et les vibrations en moins, ou un Poliakoff qui aurait éclairé sa palette. Ses formes sont élémentaires et immédiatement perceptibles, qu’il s’agisse de bouquets, de paysages ou de compositions plus abstraites. On pourrait encore parler de simplicité savante, ou d’immédiateté contrôlée .
Elle intervint enfin comme une illustratrice raffinée et sobre, éclairant en particulier la prose de l’immense poète grec Odysseas Elytis***.
Le mont Tamalpaïs est une montagne d’apparence et d’élévation modestes (787 mètres d’altitude) située dans le comté de Marin, au nord de San Francisco. Des fenêtres de sa maison de Sausalito où elle résida de longues années, Etel Adnan pouvait la contempler à loisir. Jusqu’à en être pleinement imprégnée, comme d’une ombre amie, une figure et une présence tutélaires. Au point qu’un jour où on lui demanda quelle était la personne la plus importante qu’elle ait jamais rencontrée, elle répondit : « une montagne ». Et de conclure : « Tamalpaïs était au centre de mon être. »
D’où le nombre conséquent de peintures et de croquis qu’elle en fit. Cette monomanie du motif, cette application à reproduire quelques lignes ou aplats de couleur dans les variations de la lumière, rappellent les rapports que Cézanne (elle en parle en toute fin du livre) entretint avec la montagne Sainte-Victoire, ou en matière littéraire le travail de Nicolas Pesquès, qui depuis une quarantaine d’années interroge « La face Nord de Juliau », entreprise qui jusqu’à aujourd’hui a donné naissance à 7 ouvrages****.
Le livre est accompagné d’une dizaine de reproductions : des gouaches infiniment simples qui ont la pureté et la puissance d’évocation des idéogrammes chinois. On voit bien qu’elles ont tenté d’apprivoiser un mouvement plus qu’une forme, et que la mouvance des mots, leur capacité à capter les variations du monde et les mythes, y sont encloses. Les lignes lues ont fondu leur encre dans les tracés du peintre. L’ombre des mots et les traits du pinceau sont indissolublement mêlés. « Et regarde à quoi ressemble la nuit : un réservoir d’encre que tu peux utiliser sur du papier vierge. »
Elles sont signées d’un A gracile et rudimentaire, sommet dont la barre horizontale évoque la limite des neiges.
Le livre apparaît comme une suite de contes, de légendes indiennes, un manuel de contemplation, aussi comme un journal tenu au jour le jour à l’ombre de la montagne, et tout aussi bien à un carnet de notes ou de croquis puisque Etel Adnan ne cesse de réagir et de voir en coloriste : « Le blanc est la couleur de la terreur en notre siècle. » « J’existe parce que je vois des couleurs. » « Les couleurs ont-elles donc le pouvoir de briser la barrière du Temps et de nous emporter au-delà des espaces les plus lointains ? »
Les phrases d’Etel Adnan ont la même beauté purifiée et décantée que ses formes picturales. Parmi les dernières lignes du livre : « Toute femme est une montagne. » « Les montagnes sont des transitions. » La page tournée sur l’ultime gravure, la montagne est pareille exactement à une femme couchée, ou l’inverse : Etel Adnan fait corps désormais avec sa montagne, son modèle devenu autant d’autoportraits.
*Editions Fata Morgana, 1991
**Editions P.O.L, 1991
***L’espace de L’Égée, L’Échoppe, 2015
****Aux éditions André Dimanche puis Flammarion