mécanique sans repos - Bruno Gay-Lessac

13. Mécanique sans repos, de Bruno Gay-Lussac, éditions Gallimard, 138 pages, 1988, 12,10€ 

Le nom de Bruno Gay-Lussac n’aura guère dépassé de son vivant l’audience d’une confrérie de lecteurs avertis. Il semble que la postérité le délaisse plus encore, alors que les tenants de la modernité littéraire le considéraient comme un de ses plus brillants et secrets représentants.

Son œuvre compte 32 livres dont 25 chez Gallimard, des Enfants aveugles paru chez Grasset en 1938 (avec une préface de François Mauriac dont il était le neveu, descendant aussi du célèbre savant Joseph Louis Gay-Lussac et de Louis Hachette, fondateur des éditions du même nom) au dernier, Un cri de solitude, paru en 1997 chez Gallimard, à titre posthume. À noter qu’il est introduit chez son éditeur historique par Raymond Queneau et Louis-René des Forêts. On peut imaginer pires généalogie et parrains !

Si l’on voulait assurer à cette œuvre une cohérence que semblent démentir deux périodes de création distinctes et un profond et continu bouleversement stylistique, on pourrait citer la parenté entre les deux incipits du premier et du dernier roman : « Edouard s’est levé et est sorti sur la terrasse » et « Les parents sont sortis du parc »; cette œuvre qui paraît d’abord osciller entre Bernanos et Giono : « l’on y entendait le bruit des tuiles toutes proches qui craquaient au soleil comme des gousses de genêts*», puis s’approcher du Nouveau Roman, évoluant vers un roman blanc comme on a pu parler de poésie blanche, chauffé à blanc par une espèce d’incandescence intérieure.

Écrivain de « la tentation du démoniaque, de la cruauté et de la violence sourde du désir amoureux, de l’ambivalence des rapports humains » ainsi que le saluait très justement à sa disparition Patrick Kéchichian dans les colonnes du Monde. De livre en livre il cherchera à donner existence à des ombres, y compris la sienne, dans une œuvre déchirée, déchiquetée, douloureuse et insolite, d’un profond classicisme comme d’une grande audace formelle. Elle ne cessera de se tenir au bord du silence, de la solitude et du songe, de l’égarement et de l’inquiétude, de plus en plus hantée par le mal et la mort, dans le souvenir de celle de son frère, lorsqu’il était enfant.

A partir de « Dialogue avec une ombre** », au titre si révélateur, les paragraphes deviennent plus courts, le texte plus aéré, les phrases toujours plus brèves, métalliques, les dialogues serrés. En même temps une interrogation sur le langage se fait jour, une tentative de renouer avec les origines de la langue, ou d’une langue (au ton parfois presque biblique), comme en quête d’un sol et d’un socle stables, d’une parole fiable, plus sûre, mais perdue et impossible. Cet ailleurs, cet avant-lieu préservé des menaces, il l’a longtemps cherché dans l’enfance et ses terres, le Limousin, l’Auvergne (les personnages trouvant souvent refuge à la campagne, en retrait du monde) dans une confrontation passionnée avec la nature.

Dans L’arbre éclaté, chaque phrase fait l’objet d’un retour à la ligne, si bien que la poésie, qui affleure si souvent ailleurs, s’impose graphiquement le temps d’un livre. Plusieurs fois, le point disparaît, et le vers éclate dans toute sa force :

« Il veut laver la vue
Effacer toute rayure
Faire éclater l’oreille.
Vider la chair
Comme une amphore.***»

Si notre choix s’est porté sur ce roman-ci, c’est qu’il est sans doute le plus allusif, le plus elliptique, celui qui d’emblée offre la plus radicale raréfaction du texte, à travers de courts paragraphes, de deux à dix-huit lignes tout au plus. Celui où le thème n’engendre aucun développement, stagne sur lui-même, relevant d’une narration immobile.

Un homme est couché, à même le sol, sur « quelque chose de dur ». « Les mains d’une femme touchent sa figure » et il voudrait lui dire combien ce geste l’apaise. D’autres personnes l’entourent, dans un espace simplement défini comme une « salle ». Il perçoit autour de lui de rares paroles dont il ne comprend pas, dont il ne comprend plus tout à fait le sens. Il cherche à retenir et regrouper les pauvres pans d’une mémoire qui défaille et s’effiloche, le peu de certitudes qu’il possède encore. De ce qui l’environne, c’est la neige qui le requiert le plus, son univers floconneux, suspendu, à l’image du sien. La manière de décrire la neige est d’ailleurs particulièrement révélatrice de son état. Si au début du récit : « La neige tombe depuis des heures dans la nuit », quelques pages avant la fin : « Il voit la neige mais il ne l’observe plus ». Quand le livre se clôt: « Il n’est pas impossible que le vent se soit levé d’un seul coup dans les jardins enneigés », le vent qui emporte tout.

Cette Mécanique sans repos est celle de la pensée au bord de ne plus rien produire, réduite à un simple engrenage, toujours là pourtant, mais qui confond les perspectives, les personnes présentes, la lumière et la neige. Elle est parvenue à ce stade ultime entre la vie et la mort, à ce point d’indécision suprême, une sorte de double affaibli et étale du battement cardiaque.

Il y aura eu d’abord chez l’homme, dont il serait trop dire qu’il est le héros, cette stupeur d’être là, cet abandon, cette immense lassitude dont jamais les causes ne seront révélées, et c’est à peine si de maigres pistes nous sont offertes, l’auteur se refusant à tout subterfuge ; puis toute une phase intermédiaire et incertaine, marquée par des interrogations sublimes : « Il donne le nom de monde à ce qui lui est devenu étranger », « Est-il possible que des paroles restent enfermées dans la nuit ?» , ou bien encore : « Ai-je été oublié ou bien est-ce moi qui ai oublié ? » Avant que tout ne bascule dans une neutralité mate : « Il ne peut plus s’intéresser à rien »…. « Il est difficile de penser ». Alors peut advenir « le dernier mouvement », ou ce qui en tient lieu, ce dernier souffle qui se referme sur un silence définitif.

Dans un style d’une pureté minérale, d’une précision inouïe et souvent d’une bouleversante beauté, l’auteur aura réussi le pari de décrire un effondrement des sens, une conscience gagnée par le vide et la vacuité des mots, à accompagner les derniers instants d’un homme dont on n’aura rien su, pas plus que lui du monde qui l’entoure.

*Une gorgée de poison, Robert Laffont 1950, page 66
**Gallimard, 1972 (son quatorzième livre)  
***Gallimard, 1980, page 81