L’invention de Louvette, de Gabriela Trujillo

16. L’invention de Louvette, de Gabriela Trujillo, éditions Verticales, 2021, 19€

On ressent tout au long de la lecture du roman une sorte d’étreinte qui vous plaque contre vous-même et qui ne se relâche pas. Cette embrassade au plus près est émouvante, enjouée, mais exprime aussi un immense chagrin. Quelle en est la raison ?

Est-ce parce que l’héroïne Louvette dont on suit l’évolution de sa naissance à sa majorité est une sorte de fantômette bondissante et provocatrice à certaines moments, discrète et mutique à d’autres ?

Est-ce parce que Louvette semble plus proche de sa chienne-coyote, Callie, ou d’autres animaux (Gato et Isodire, les perroquets, Tomato et Miel, ses chats), que de ses semblables en inventant un langage de vérité et en ouvrant son cœur au monde ? 

Est-ce encore parce quelque chose d’inamovible, d’une immuable densité, se dessine au fil du récit, tel un saule pleureur en manque d’eau ? 

Nous sommes tous des « Louvette », mouettes de nos âmes et loup de nos envies, qui cherchons dans notre enfance et notre adolescence les souvenirs qui nous ont construits, mais aussi marqués à jamais.

Ou bien, peut-être, est-ce seulement l’écho de nos propres inquiétudes enfouies qui affleurent lors de la lecture de ce récit, sensible et fier comme une figure de Chat botté élégant, carillonnant, à l’œil gauche masqué, qui caracole en tête d’un cortège apeuré face à la cruauté de l’ogre tapi dans nos vies ?

Sans doute toutes ces questions sans réponse et bien d’autres sont-elles réunies dans cette « langue-kaléidoscope » rapide, alerte, au rythme fuselé comme « moulée sur le déhanchement des fauves » ? 

Toute l’action du roman se cristallise autour d’une restriction de libertés pour Louvette par les personnages qui l’entourent et qui acceptent mal sa spontanéité et son indépendance. Ici, c’est la mère évanescente et inconséquente qui ignore sa fille ; là c’est le père joueur aux longues absences répétées qui apprend à sa fille à jouer au poker et à tirer au colt. Ce père-moustache évaporé mais tyrannique qui malmène Louvette et cette mère éloignée qui n’a d’amour que pour elle-même !

Et qu’en est-il de cette flopée de prétendants et d’amoureux qui ne savent pas entrevoir le cœur valeureux, ouvert et généreux de Louvette ?

Cette guerre lancinante dans ce pays d’Amérique du sud où elle est élevée à l’écart de toute explication, de toute parole apaisante à part celle de sa grand-mère, Alba, la maintient dans des griffes inquiétantes. Et les séismes à répétition qui accompagnent le récit font douter de la pérennité de notre bonne vieille terre, plus que de l’existence « des bains de lune », et la terrorise. 

Heureusement, lorsque Louvette nage « elle entend son propre souffle et le clapotis régulier qui fait glisser le ciel sur lui-même ». Cela l’apaise malgré sa profonde solitude.

L., devenue jeune femme, durant toute son enfance n’a vu que dans l’ouvert… Elle finit par perdre son œil gauche à cause des coups du soleil de l’incompréhension sur son regard fluide, léger, noble et perçant comme celui d’une jeune louve, « fauve de silence ».

« Je veux être bigrement libre / De liberté devenir libre » écrira Louvette dans un court poème.

Un premier roman éblouissant de poésie, de sensibilité et d’émotions coloriées par une autrice-astronaute des « paysages sous les paupières où le monde est devenu une sarabande d’étoiles au creux d’un songe ».  

Gabriella Trujillo fera dire à un de ses personnages, Percy, l’amour kidnappé et disparu de Louvette, « le bleu est la couleur qu’on atteint jamais ». C’est touchant, juste et magnifique comme ce roman, véritable pépite, qu’il faut lire pour ressentir la liberté de s’aimer avec ses failles et son œil aveuglé par la lumière glaciale de l’existence, toujours percée par les mots et les sentiments.