15. Les vanilliers, de Georges Limbour, Gallimard collection l’Imaginaire, édition de 2007, 185 pages, 11,15€ chronique 1
Il suffit que le nom de certains écrivains soit prononcé, ou découvert au détour d’une phrase, ou aperçu dans quelque bibliothèque qu’il irradie soudain, pour qu’une espèce de frénésie et de chaude complicité s’empare de nous. Et qu’alors remonte à notre conscience éblouie tout un archipel nimbé d’une lumière qui lui est propre et consubstantielle.
Dans cette galerie intime une des toutes premières places, qu’il n’a jamais quittée, revient à Georges Limbour.
Cela tient bien évidemment à son œuvre, solaire et solitaire (en ce qu’elle ne ressemble à nulle autre) mais aussi à sa personnalité (l’on se dit que cet homme-là aurait pu être un modèle, un ami). Les siens, qu’il avait en grand nombre, concourent d’ailleurs à l’insigne attrait qu’il exerce. Citons par exemple Bataille, Leiris, Queneau, André Dhôtel, André Masson ou Aragon. Il était par ailleurs guitariste, abonné aux amours tumultueuses, grand nageur devant l’Éternel, à la fois fantasque et sérieux, et courageux : ainsi en 1924, il encourage depuis les marches de l’Opéra de Mayence la foule à chasser l’armée française d’occupation, et crie : « À-bas la France ! », ce qui lui vaut la prison ; en 1926 il traverse le djebel druse en pleine insurrection ; en 1940, il est chassé de son poste de professeur par les autorités allemandes « qu’il a traitées avec désinvolture*» (aux dires d’André Dhôtel) ; en 1960, il est l’un des signataires du Manifeste des 121 sur le droit à l’insoumission dans la guerre d’Algérie.
Cocteau le reconnaissait comme son « maître véritable » et André Dhôtel, toujours lui, n’hésite pas à le comparer à Rimbaud : « certains accueillirent ses premiers poèmes, écrits à 20 ans, comme le renouvèlement de cette parole incroyablement pure*.»
Il fut d’abord surréaliste jusqu’à sa rupture avec Breton en 1930 qu’il traitera de « charlatan lyrique », puis il rejoint au sein de la revue Documents Bataille Leiris et Masson, desquels il restera toujours proche. Proche aussi des peintres, il sera portraituré à maintes reprises par Dubuffet et l’auteur de très nombreux articles et préfaces sur les plus illustres artistes de son époque**.
Ajoutons à cela qu’il était parfaitement intransigeant avec ses écrits, en même temps proprement indifférent à leur sort et à la gloire, comme à la conservation de ses manuscrits. Imprévisible il pouvait disparaître du jour au lendemain, sans que quiconque ne sache où il avait bien pu porter ses pas, marqué par l’esprit de vagabondage et le goût des voyages – il fut professeur itinérant (en Albanie, Égypte, Pologne, Hongrie) – avec un tropisme pour l’Espagne qui servira de cadre à deux de ses rares et merveilleux romans, La Chasse au Mérou*** et La Pie Voleuse****.
Notons sa contribution majeure au répertoire théâtral, avec Elocoquente*****, à mon sens une des plus belles pièces dramatiques jamais écrites, toutes époques et provenances confondues.
Il se noie par accident en 1970, dans les eaux andalouses au large de Chiclana de la Frontera, « tué par le soleil et la mer […], par ces deux forces qu’il vénérait plus que tout au monde » (André Masson).
Le début des Vanilliers est si beau et si parfait qu’il faudrait en citer plusieurs pages in extenso. L’envoûtement est immédiat. Et ne se démentira pas. Pour tenter de l’expliquer, il faudrait à la fois convoquer le réalisme magique sud-américain, la fine mélancolie d’un Paul-Jean Toulet, ce quelque chose de proustien dans l’évocation des parfums et d’un alanguissement presque lascif qui finit par saisir bon nombre de personnages, la grâce infinie des plus délicieux récits d’Emmanuel Berl, ou la prodigieuse capacité descriptive d’un Ponge, avec ces lignes sur les fleurs de coquelicots******.
Rarement le style d’un livre ne se sera hissé si parfaitement au niveau luxuriant de ce qu’il décrit. Sans relâche la lecture est relancée par des expressions d’une impeccable justesse comme d’une grande invention. C’est peu dire que nous sommes emportés, transportés dans un univers de touffeur et de sensualité vénéneuses. Nous y sommes pris et ce livre nous colle à la peau. Et c’est bien sûr ce qui caractérise les grands livres, la rencontre indissociable et inattendue d’une histoire et d’une écriture, l’une et l’autre portées à leur point d’incandescence et d’originalité absolues.
Une femme lentement se meurt. On imagine qu’elle a été belle. Épuisée, presque incapable du moindre geste, elle cherche toutefois au fond de vieux tiroirs, sous d’anciennes étoffes, l’origine d’une odeur qui l’enivre, « les effluves errants d’un mystérieux parfum qui depuis une semaine rôdait dans la chambre […] maintenant, il ne se dérobait plus, il était toujours présent autour d’elle ». Elle finit par retrouver ces « petits serpents embaumés » qu’elle avait un jour par caprice emmenés, puis remisés, et oubliés là.
Un jour que son mari, Monsieur de Bonald, et son supérieur, Monsieur Van Houten, se penchaient à son chevet, ils s’avisèrent combien cette mystérieuse fragrance s’harmoniserait idéalement au cacao qu’il produisaient. Si faible qu’elle fut, et par rancune contre ceux qui l’avaient envoyée dans cette partie du monde où elle se consumait, elle ne dit mot de sa découverte…
C’est le début de l’histoire, faite de maintes péripéties, inracontable dans le détail et riche en personnages et situations truculents, que raconte ce livre magnifique. Les Vanilliers sont le roman de l’échec, des projets indéfiniment contrariés, où les plus grands espoirs connaissent les naufrages les plus pathétiques. De la déliquescence et de l’émollience. Rien ne s’y passe comme prévu, et l’île si paradisiaque qu’elle parut aux nouveaux venus devient vite une dévorante et déroutante prison.
C’est tout le charme un peu corrompu de ce récit que de livrer, sous le plaisant apparat des mots, une peinture d’un monde à la dérive. La recherche de cette fragrance et la culture des gousses si convoitées semble guider ce livre, mais nous égare comme elle égare les protagonistes. L’essentiel est ailleurs, et ne se laisse que deviner, comme si les odeurs dissimulaient la réelle pourriture dans laquelle sombrait peu à peu le monde quand Limbour écrivit ce livre.
*Dictionnaire des auteurs Laffont-Bompiani, Robert Laffont, 1952
**regroupés dans un fort volume de 1328 pages, Spectateur des arts, Le Bruit du temps, 2013
***Gallimard, 1963
****Gallimard, 1939
*****Gallimard, 1967
****** « ce sont des fleurs fragiles dont on ne peut pas faire de bouquets ; même sur leur tige elles sont déjà prêtes à se faner, toujours froissées car les petites mains du vent s’amusent à les étreindre en passant… » page 73