Le mal du Nord, de Pierre Perrault

19. Le mal du Nord, de Pierre Perrault, éditions Lux, 2022, 385 pages, 20€ 

Pierre Perrault, illustre cinéaste de documentaires sur la culture québécoise et poète,  embarque une quinzaine de jours à bord du brise-glace, le Pierre-Radisson, en juillet 1991 sans être précisément informé ni de sa destination, ni de sa date exacte de départ. Il doit à son retour réaliser une série d’émissions de radio sur ce qu’on nomme l’appel du nord.

Cependant, Pierre Perrault consigne dans un carnet de bord, sorte de journal métaphysique, ses questionnements, impressions, rêveries et observations. Le but de son voyage vers le grand Nord en traversant la baie d’Hudson, la mer du Labrador pour remonter le détroit de Davis vers la baie de Baffin est d’abord de comprendre ce qui a motivé, tout au long de sa vie, sa quête incessante d’aventures, de saisissement au plus près des relations humaines et des traditions de chasse, de pêche, de vécus au cœur d’une nature hostile.

« On ne voyage vraiment que dans les questions qu’on se pose, qu’on nous pose. La question comme escale… Je salue la question qui voyage ». L’auteur, dans une langue illuminée, documentée, habitée et lyrique nous fait effleurer ce qui nourrit son regard : « la couleur d’un pays sans paysage que celui de la couleur, le grand Nord ». Paradoxe fulgurant, en effet dans le blanc toutes les couleurs du monde se déploient, comme dans le silence le bruit de la terre se fond. Son ami peintre et trappeur, René Richard, lui a transmis le goût des glaces et lui parlait du mal du Nord comme on parle du mal du pays.  Ce mal qui est comme un immense désir inassouvi de découverte, de contemplation et de retour. Le nord du monde, ou « cloître de la blancheur » qui entraîne sur les traces du rêve « ce qui se consacre à la couleur blanche ».

Pierre Perrault convoque dans son récit en forme de journal les grands explorateurs anciens et/ou mythiques (Ulysse, Jacques Cartier, Erik le rouge, Colomb, Alexis Tremblay…) qui naviguaient « à la marge ». Ils les convient à un banquet du froid et du soleil de minuit lors de son exploration arctique. Car eux savaient « naviguer au petit bonheur », quasiment sans instruments, comme si le hasard ne pouvait pas faire fausse route. 

« Chacun cherche un passage pour justifier son passage » écrit-il dans sa langue émerveillée, cheminant entre les icebergs du point de l’âme. Son esprit se gorge d’un temps aboli et d’une réponse impossible car il n’a que « des questions sans fin ». Le récit est musical, envoûtant par sa métaphysique proche des songes d’une fée des glaces. 

« Le nord a toujours été mon point faible » nous livre-t-il. Pourquoi ? Peut-être parce qu’il veut perdre le nord, le nord du nord, « celui qui s’accouple aux quatre vents pour atteindre l’impossible » ; peut-être aussi parce que le nord en personne est la banquise. Il y a certes toutes sortes de nord, mais « peut-on traverser les paysages en dehors du spectacle ? ».

Son frère de cœur, René Richard, lui a tellement transmis son amour pour l’errance en pleine nature gelée « qu’il a fini par y croire à ce mal du nord » qui l’habite, cette douce mélancolie dont on ne peut plus se passer dès lors qu’on y a goûté. Ce récit ne laisse pas intact tant la justesse de ses pérégrinations mentales nous interpelle profondément, comme si nous voyagions nous-mêmes, immobiles en train de lire à la recherche de ce point de l’âme que Pierre Perrault nous désigne.

« La glace bleue, c’est de la glace qui a perdu son sel avec le temps », comme « la glace blanche est d’eau salée, presque molle, élastique » apprend-t-on avec plaisir. Mais pour dire le froid, que dire ? L’auteur nous répond en forme de questions : « pour dire le froid, qu’ajouter à la neige qu’ils ont vécue dans la peau du froid ? ».

Journal littéraire singulier, touchant, qui nous émeut par ses mots énoncés. Mots soit disant approximatifs mais si précis dans le texte qu’ils nous traversent comme ce Nord devenu brûlant au fil des songes qu’ils provoquent, aussi énigmatique que ce vers de Rimbaud « les fleurs arctiques, elles n’existent pas ? ».

Publié une première fois l’année du décès de Pierre Perrault en 1999, le mal du Nord a été réédité en 2022 par les éditions Lux.